Après 1914-1918, 1939-1945, 2015- ?
Il n'y aura jamais de der des ders ! Parce que l'homme est un animal déraisonnable, parce qu'il peut mettre au service de ses ambitions des armes toujours plus nombreuses et perfectionnées, parce que le fanatisme, religieux ou non, creuse d'infranchissables fossés de haine. Et nul ne sait combien de siècles il faudra pour que sunnites et chiites, juifs et musulmans, se tolèrent les uns les autres, comme aujourd'hui catholiques et protestants, juifs et chrétiens !
Mais pourquoi retenir l'année 2015 alors qu'il y a eu déjà des conflits internationaux depuis 1945 ? Parce que la Russie est entrée dans le "jeu" syrien ces dernières semaines et que le pire est presque sûr.
Un nouvel axe face à l'autre
Les spécialistes du Moyen-Orient font encore preuve de retenue… dans les mots. Exemple : Christophe Ayad, dans Le Monde du dimanche 18 octobre, parle de la Syrie comme d'une "arène mondiale, dans laquelle viennent se mesurer puissances régionales et internationales, milices, rébellions, mouvements politico-religieux et combattants de toutes origines", avant d'indiquer que ce n'est "pas forcément la troisième guerre mondiale". "Arène", c'est pour les toreros, "pas forcément", une locution adverbiale un peu faible.
Tout a brutalement changé : une coalition (un "axe", comme on le disait lors de la deuxième guerre mondiale ?) Moscou-Damas-Téhéran s'est constituée avec, pour appendice, le Hezbollah libanais. Tout le monde sait que l'aviation russe bombarde désormais les rebelles. Ce que l'on dit moins, c'est que des troupes iraniennes sont déployées au sol. Il ne s'agit plus seulement d'escouades de Gardiens de la Révolution et de quelques conseillers militaires. Dans le sud de la région d'Alep, ce sont environ 2 000 hommes qui ont été envoyés mi-octobre sur le champ de bataille pour soutenir l'armée d'Assad. Des centaines aux milliers, en attendant les dizaines de milliers ?
Bientôt, la collision !
Du coup, l'Arabie saoudite, l'ennemi juré de l'Iran, prend peur, d'autant qu'elle est en position délicate dans l'offensive qu'elle mène depuis le printemps au Yémen. Elle a prélevé sur les stocks de son armée des lance-missiles BGM-71 TOW, de fabrication… américaine, pour les livrer à l'Armée syrienne libre (ASL). Les rebelles anti-Assad ont pu ainsi, grâce à cette arme redoutable, infliger de lourdes pertes aux blindés syriens. Voilà une nouvelle alliance ! Tout aussi internationale que l'autre. Des axes qui se multiplient, s'entrecroisent, se déferont peut-être un peu plus tard, pour se reformer peut-être encore au gré des avancées ou des replis des différents groupes armés. Le jeudi 22 octobre, c'est un commando américain qui a "accompagné" des peshmergas kurdes dans une opération contre l'EI dans le nord de l'Irak. Un membre des forces spéciales US a été tué. C'est le premier Américain mort depuis le retrait des troupes américaines fin 2011. Il y en aura d'autres. Environ 3 500 "conseillers militaires" américains sont sur place…
Une pagaille nullement joyeuse et extrêmement dangereuse : inévitablement, les deux coalitions, Moscou-Damas-Téhéran d'un côté, Washington-Riyad-Paris-Londres (sans oublier le Canada, l'Australie…) de l'autre, vont entrer en collision. La seule inconnue, c'est quand. Il faudra alors tout le sang-froid des dirigeants internationaux pour éviter que le mal ne s'étende aux régions du monde encore épargnées. Que fera un Obama, président d'un empire fragilisé par ses échecs en Afghanistan ainsi qu'en Irak, face à un Poutine qui rêve de retrouver un empire mais a oublié, lui, le fiasco soviétique dans ce même Afghanistan (1979-1989) ?
Qu'attendre d'un Erdogan qui, tiraillé entre des visées politiques contraires, a refait de la Turquie "l'homme malade" dont l'Europe se moquait au 19ème siècle ?
Effets dévastateurs
Le Vieux Continent fait comme si il n'entendait pas tout ce vacarme guerrier. L'arrivée massive et ininterrompue de migrants devrait pourtant l'alerter. Dans le sillage des colonnes de réfugiés de la deuxième guerre mondiale arrivaient les colonnes de soldats. Bien sûr, nul blindé ennemi ne s'apprête à emprunter nos routes, mais nous devons encaisser le choc : comment pourrons-nous accueillir, assimiler, ces hommes, ces femmes, ces enfants, issus d'une autre culture, porteurs d'une religion intransigeante et réellement pratiquée ? Déjà, les partis d'extrême droite hurlent à la prochaine décomposition de notre civilisation, à la "subversion islamiste", et de plus en plus de citoyens prêtent l'oreille à leurs anathèmes. Même les Suisses prennent peur : ils viennent de voter majoritairement pour l'UDC, un parti anti-immigration. La guerre n'est pas chez nous, mais nous en subissons un effet direct, de nature à déstabiliser la vie politique de plusieurs pays européens.
Autre effet : le risque accru d'attentats. Les colonnes de réfugiés de la deuxième guerre mondiale, c'est une image angoissante du passé. Avec la folie djihadiste, on devra, hélas, regarder d'autres images. Révoltantes, hideuses, celles-là ! En dépit des efforts déployés par les États européens, il ne sera pas possible de tout prévenir, de tout arrêter, surtout quand on connaît le nombre de candidats à l'action terroriste dans des pays comme la France ou la Belgique, qu'ils soient de retour ou non de Syrie. Lorsqu'on se retrouve dans les gares ou près de lieux sensibles, notamment à Paris, on constate bien une forte présence militaire. Si on n'a pas la guerre, parfois on en a le climat.
Le paradoxe ?
L'État islamique se retrouve inclus dans un conflit mondial où les coups partent de tous côtés et, si on oublie qu'il reste la cible principale, il va pouvoir plus facilement tisser et étendre sa toile !
Patrick Béguier est journaliste, éditorialiste et écrivain.