Les gestes, d’Amanda Sthers
Publié le Par Pascal Hébert
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Avec son dernier roman, "Les gestes", Amanda Sthers nous ouvre les portes de notre chaîne humaine. De notre humanité, tout simplement. Depuis son livre "Ma place sur la photo", la romancière s’interroge sur ce qui conduit à nous déterminer comme enfant, adulte, père, grand-père et amoureux. Dans ce livre, porté par une écriture intimiste, Amanda remonte le temps pour nous emmener à la rencontre des parents, grands-parents de Marc, un jeune danseur dont l’ascendance est loin d’être banale.
Alors que son père vient de mourir, Marc et son mari attendent leur enfant. L’occasion pour Marc de replonger dans une saga familiale teintée d’amour, de rejet, de trahisons, d’amitiés, de rêves évanouis et d’espoir. Tout démarre en Égypte avec la famille de Florentine. Une famille riche qui compte dans la société d’Alexandrie. Florentine possède une particularité. Elle ne reconnaît pas les visages. Son coup de foudre pour le bel et mystérieux Archibald la verra quitter le parfum, les odeurs, les cris de la cité d'Alexandrie pour le pavé et la grisaille de Paris. De cette union sans avenir naîtra Hippolyte Andrade-Cousin, le futur père de Marc.
Tout au long de ce récit nous faisant traverser la Méditerranée jusqu’en Grèce et en Italie, on suit pas à pas l’évolution de ce petit garçon dans une après-guerre où la précarité n’est jamais loin. Après la disparition mystérieuse d’Archibald, Florentine épouse Basile, dont les parents n’accepteront jamais cette belle-fille un peu trop bronzée et trop loin des standards européens qu’ils espéraient pour leur fils. Développant une personnalité affirmée, Hippolyte se construit entre rejet et séduction. Cet homme aventurier se lance dans des études pour être archéologue avant que la naissance de son fils, Marc, le fasse un peu grandir comme on le découvre dans une magnifique lettre non envoyée à Jeanne le 3 août 1980. Elle se termine par cette phrase : « Mon dieu Jeanne, je vais être papa. »
Refusant de se transformer en gentil mari, Hippolyte continue sa vie de patachon, délaissant femme et enfant avant de les abandonner après avoir réussi son doctorat d’archéologue. Amanda insère dans son roman des retranscriptions d’enregistrement d’Hippolyte. Celui du 14 mars 1997 est d’une belle élégance : « Tu te plains parce que tu sais ce que tu veux faire. Excuse-moi mais quelle chance ! Bah oui, tu ne peux pas te décevoir. Mais tu peux te laisser surprendre. Mais bon, tu sais bien que tu veux danser, alors quoi ? Tu a peur de te l’avouer ? Peur de ne pas être assez bon ? Mais assez bon pour quoi ? L’important, c’est de prendre du plaisir et de tes défauts une puissance, une différence, une signature. C’est ça, le beau geste, le grand geste artistique, celui qu’on fait en embrassant ses tremblements. »
Dans ce livre particulièrement bien documenté, Amanda nous montre qu’un geste, un seul, peut faire naître un désir, remonter un souvenir, nous envelopper d’innocence, de charme et nous pousser vers un soleil inattendu.
Pascal Hébert
"Les gestes", d’Amanda Sthers. Éditions Stock. 285 pages. 20,90 €.
Interview d’Amanda Sthers
« Les gestes, comme leur absence, sont plus importants que les mots, ils sont l’illustration inconsciente du ressenti.»
Amanda, le titre de ton roman, "Les gestes", enveloppe une histoire transgénérationnelle. Quelle est l’importance des gestes dans la chaîne familiale ?
Les gestes, comme leur absence, sont plus importants que les mots, ils sont l’illustration inconsciente du ressenti. Chaque famille a sa « chorégraphie », son degré de pudeur, sa distance, sa capacité à s’embrasser ou non, des gestes hachés ou délicats. Il faut comprendre la gestuelle des gens pour savoir d’où ils viennent, souffrances et joies incluses.
Tu as écrit : ‘‘ Il y a des familles très chaleureuses qui se prennent dans les bras. Il y a des familles, au contraire, qui ont une sorte de distance, de pudeur. Les gestes qu’on ne fait pas sont presque aussi importants que ceux qu’on fait.’’ Quels sont les aspects positifs ou négatifs des gestes ?
Certains gestes détruisent des familles, d’autres les réparent. C’est le chemin de lumière de ce livre, comment un geste va être « arrêté » par une nouvelle génération. La transmission peut être un cadeau ou une malédiction. Il faut réussir à trier, pour que les sacs que trimballent les gens qui nous suivent ne soient pas impossibles à porter.
Le geste n’est-il pas le prolongement de la pensée ?
Je pense même qu’il la précède. Il est l’instinct pur. On se jette vers les gens qu’on aime pour les protéger avant même de se le signifier intérieurement. C’est ce qu’est l’essence de ma maternité ou de l’amour. Et parfois de la haine, on frappe sans réfléchir.
Tu écris : ‘‘C’est ça le beau geste, le grand geste artistique, celui qu’on fait en embrassant ses tremblements’’. Peux-tu nous en dire plus ?
Mon personnage dit cela. Oui, le beau geste artistique n’est pas parfait, il est traversé de nos fantômes, de nos peurs, de nos maladresses. Il est un effort, une lutte et c’est son accomplissement malgré tout ce qui devrait nous en empêcher qui le rend unique.
Comment reçois-tu les gestes qui te sont destinés ?
Je viens d’une famille pudique, j’apprends à accepter les gestes peu à peu.
« Il faut parler pour guérir. Et ce qui n’est pas dit explosera, en gestes. »
Il y a une jolie phrase de Georges Moustaki sur les gestes d’une femme : ‘‘Tes gestes me délivrent de tout ce que je suis’’. Qu’est-ce que cela t’inspire ?
L’amour répare des gestes violents ou absents. C’est certain. C’est les gestes d’autres qui peuvent effacer ceux qu’on a subis. Je ne connaissais pas cette belle phrase.
Nous sommes les maillons d’une chaîne humaine et familiale. Notre vie est déjà conditionnée par l’histoire de cette chaîne. Tu l’as merveilleusement illustrée dans ton roman. Penses-tu qu’il est fondamental de connaître toute l’histoire de la famille ?
Je pense qu’on la connaît intrinsèquement. Il y a comme dans l’ADN, une partie de la mémoire familiale dont on hérite, qu’on trimballe. Tous les enfants aiment qu’on leur raconte l’enfance de leurs parents, leurs grands-parents, on leur parle d’une partie d’eux-mêmes. Et ils entendent aussi ce qu’on ne leur dit pas.
Les secrets de famille ne sont-ils pas un frein à l’évolution d’un enfant et ensuite d’un adulte ?
Les secrets sont en nous. Et s’ils ne sont pas prononcés alors les familles plongent dans le malheur. J’ai toujours pensé que les écrivains libéraient les familles de ce poids à leur façon. Il faut parler pour guérir. Et ce qui n’est pas dit explosera, en gestes.
Tu as repris cette phrase de Maupassant : ‘‘Mais les mots noirs, sur le papier blanc, c’est l’âme toute nue’’. Te mets-tu à nu lorsque tu écris ?
Il ne s’agit pas de moi dans ce roman. Jamais. Mais de mon âme, toujours. De ma façon de voir le monde, d’aimer les gens, de les pardonner, et d’aider mes lecteurs à aller vers une forme d’apaisement.
Propos recueillis par Pascal Hébert