L’impensable serait-il devenu réalité en Europe ? Vous vous rendez compte, le secret bancaire n’a plus cours dans les places bancaires européennes. Celui-là même que l’on jugeait impensable d’interdire voilà dix ans, est mis au ban de l’Union européenne. L’Autriche et le Luxembourg viennent d’adopter au Conseil européen la directive sur la fiscalité de l’épargne, prévoyant la mise en place d’un système d’échanges de données entre les administrations fiscales de tous les pays de l’Union européenne dès 2015. Hier encore la disparition de ce secret bancaire était tellement improbable qu’un ministre du Budget se faisait pincer comme un débutant. Voici peu encore on jugeait sinon normaux, du moins acceptables, ces petits accords entre amis dans une règle du jeu complexe où les partis politiques pouvaient offrir ainsi à leurs souscripteurs une garantie de confidentialité et les patrons de quoi se payer une fin de mois digne de leur rang. Mais la crise est passée par là et les stock-options, bonus ou autres parachutes dorés sont devenus intolérables pour tous ceux susceptibles de perdre à la fois emploi et totalité du salaire.
Une montagne
Cette première étape doit maintenant se concrétiser par les négociations engagées entre la Commission Européenne et les autres paradis fiscaux européens non-membres de l’Union Européenne : Suisse, Andorre, Liechtenstein, Monaco et Saint-Marin.
Ne jetons pas le compte bancaire avec l’eau du bain. Le coût de l’évasion fiscale dans l’Union Européenne est estimé à mille milliards d’euros par an et il est incontestable que ces accords devraient mettre un terme à la fuite ordinaire des capitaux. Mais hélas, nous n’en sommes pas encore arrivés à frapper à la porte du monde parfait des « bisounours ». On serait plutôt au pied d’une montagne qu’il nous faudra vaincre alors même que l’on ignore tout de sa taille et du monde qui s’y cache.
Certes, grâce à la levée du secret bancaire, tous les pays membres seront automatiquement informés des transactions financières effectuées dans un autre pays de l’UE. C'est une avancée-clé pour lutter contre les trafics et la fraude fiscale. D’un côté la morale publique y gagne, mais là n'est pas l’essentiel. Au côté de la cassette que l’on avait voulu cacher aux yeux de l’inspecteur des impôts, il reste l’autre argent, sale, celui de la drogue, des jeux clandestins ou de la prostitution. Le biffeton qui s’échange en catimini et qui va inexorablement grossir va former un fleuve pas tranquille estimé à 1 600 milliards de dollars dans le monde en 2009, soit 2,7 % du PIB mondial.
Fêtes indiennes
Tenez, une dépêche qui est tombée récemment ! Un des plus importants réseaux internationaux de blanchiment de l'argent de la drogue entre la France, la Belgique, l'Inde et Dubaï a été démantelé en mars. Le procureur de la République de Paris qui a annoncé ce démantèlement, a précisé que pas moins de 170 millions d'euros ont été écoulés dans une période récente par une armée de porteurs de sacs d'espèces, de bijoux ou d'or agissant pour le compte d'un « banquier » marocain. « C'est une affaire hors norme », a souligné le magistrat en rappelant que le trafic de cannabis représentait un marché de 3 milliards d'euros chaque année en France.
Treize personnes ont été interpellées en France et en Belgique lors de l'opération « Rétrovirus », qui fait suite à une autre du même type, baptisée « Virus », menée en octobre 2012 et qui blanchissait "l'argent sale" auprès de fraudeurs du fisc. Cette dernière affaire a eu beaucoup d'écho car elle avait abouti à la mise en examen d'une dizaine de notables parisiens, dont une élue écologiste ayant profité de la filière pour contourner le fisc. Cette fois, privés du réseau "Virus", les trafiquants marocains ont fait appel à une nouvelle filière dirigée en France par un ressortissant indien aussi discret qu'efficace. « Au Maroc, il y a une bourse aux blanchisseurs et celui qui a le cours le plus bas remporte le marché », a expliqué le chef de l'Office central de répression de la délinquance financière (OCGRDF), Jean-Marc Souvira.
« L'argent sale » était acheminé à Anvers, en Belgique, où un autre intermédiaire le changeait contre de l'or non poinçonné qui était ensuite transporté à Dubaï - parfois dans du café moulu -, où il était transformé en bijoux.
Des "cohortes d'intermédiaires indiens" portaient ensuite bagues, colliers et bracelets sur eux pour les rapatrier à flux continu à Madras, en Inde, via Hong-Kong ou la Malaisie. Sur place, les bijoux étaient retransformés en lingots, une partie alimentant le marché noir en Inde, car les autorités ont décidé de taxer l'or pour en limiter l'importation et soutenir leur monnaie, a souligné le « patron » de l'OCGRDF. Pour mieux comprendre le rôle des Indiens il faut savoir que les coutumes et fêtes locales sont fortement consommatrices d’or, ce qui fait que l’Inde est naturellement et honnêtement une plate-forme du marché de l’or mondial.
Une autre partie de l'argent sale était acheminé en liquide à Dubaï et écoulé dans des bureaux de change contrôlés par des Marocains. « Cette affaire met en exergue le rôle de Dubaï, qui devient de plus en plus une plaque tournante du blanchiment », a expliqué Jean-Marc Souvira.
L'horreur du vide
Mais pour un réseau qui tombe combien prennent la relève. L’argent sale a horreur du vide, un parrain qui tombe et combien d’autres pour le remplacer ?
Le biffeton de tout à l’heure, celui qu’une prostituée des bas-fonds de New York, va échanger contre une dose de coke, deviendra-t-il poudre d’or vendue dans les rues de Mumbaï ? Se retrouvera-t-il nageant dans les tiroirs d’un restaurant sans client en banlieue parisienne ? A moins qu’il n’ait disparu pour devenir ordre de marché pour finir, après avoir circulé de banques en banques, simple élément dans des comptes en tout point honorables. Celui d’un établissement qui en d’autre temps conseillait à ses clients les plus fortunés, de déposer une partie de leurs biens au Luxembourg en Suisse ou ailleurs, loin des fiscs nationaux.
Antoine Laray est journaliste économique et financier