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Commerce agroalimentaire USA-Europe : d'abord, comprendre la culture de l'autre

Publié le  Par Un Contributeur

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De nouvelles négociations en vue d'un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Union européenne démarrent. L'agroalimentaire fera l'objet de durs combats. Par Bruno Parmentier

 

 
OGM, hormones de croissance en viande bovine, poulet au chlore, vins, fromage, foie gras, etc. Au-delà de la confrontation directe d’intérêts économiques considérables, il convient de bien comprendre l’ampleur des différences culturelles sous-jacentes. En effet, comme le disait Claude Levi-Strauss « Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser »… et donc à commercer ! 
Qu’est-ce qu’un « bon » aliment, et comment se construit la confiance collective dans sa qualité ? Les réponses à ces questions sont extrêmement différentes de part et d’autre de l’Atlantique, en face de gens qui chaque jour passent en moyenne une heure de moins que nous à table (74 mn contre 135) mais entre-temps boivent 4 fois plus de sodas (190 litres par an contre 50)…
Les Nord-Américains, qui n’ont pas de culture culinaire traditionnelle unique et structurée, raisonnent d’abord en termes moléculaires. Ils appliquent à la cuisine leur utopie libérale : du moment que l’étiquette explique par le menu la composition des aliments, chacun peut manger ce qu’il veut et tout doit toujours être disponible dans l’immense supermarché mondialisé. L’administration, par principe non interventionniste, encourage l’abondance du choix qui fait que l’on peut manger n’importe quoi, n’importe où, à n’importe quel moment, tout en garantissant toute l’information nécessaire. Mais elle ne cherche pas à influencer les consommateurs. Ceux-ci pensent que l’acte de se nourrir est un acte individuel, fruit d’une décision rationnelle, aidée par des scientifiques qui raisonnent en termes de grammes, calories, protides et lipides. Chacun, responsable de ce qu’il mange, doit devenir une sorte d’ingénieur de son corps, et concevoir et construire son alimentation pièce par pièce. D’ailleurs là-bas, quand on paye le restaurant à plusieurs, chacun paye pour ce qu’il a consommé (alors qu’en France, on divise généralement la note en parts égales). Dans la famille, chacun va donc prélever dans le réfrigérateur ce dont il estime avoir besoin, et ça ne regarde pas les autres.
Donc, selon eux, la base du commerce est simple : on doit pouvoir acheter et vendre de tout, et moins il y a d’entraves, mieux on se porte. N’oublions pas qu’il s’agit d’un pays où, en matière de santé, la notion même de sécurité sociale universelle est fortement contestée : chacun est individuellement responsable de sa santé et peut toujours s’assurer si cela lui chante, mais l’État n’a pas à s’en mêler !
Il y a bien certaines exceptions, dont celle de la cigarette, où l’application du principe de ne pas gêner les autres a été plus poussée qu’ailleurs. La fumée gêne, donc on persécute le fumeur, mais l’obésité non, et là-bas elle demeure donc d’abord un enjeu de tolérance. Personne ne se choque que Mac Do ouvre des cantines dans les écoles et collèges, et il faudra encore des années pour que le gouvernement obtienne qu’on y serve… de l’eau du robinet. Quand il a été question d’une hausse de 10 % du prix des sodas (dont on espérait qu’elle entraînerait une baisse quasi équivalente de la consommation), le président de Cola-Cola, a pu dire : « Ça ne marche jamais quand le gouvernement vous dit quoi manger ou boire. Si ça marchait, nous serions en Union soviétique. ».
 

Chacun son utopie !

 
De ce côté-ci, les Européens, eux, font remarquer que presque personne ne lit ce qui est inscrit en tout petit sur les étiquettes, que la maîtrise permanente de soi qu’implique la diététique désincarnée est une pure vue de l’esprit et qu’il est quasi-impossible de s’autogouverner durablement dans une société d’hyperabondance. Ils observent que les Américains sont souvent obèses ; libres, lucides, formés mais obèses (44 % des hommes et 48 % des femmes, record mondial). Pour eux, le mirage de l’information pleine et entière, garante de la bonne santé, s’avère n’être qu’une utopie, bien loin de la réalité. 
L’Europe latine (et la France en particulier) possède sa propre utopie, celle de tout savoir sur l’histoire du produit plutôt que sur son contenu. Pour avoir confiance, peu importe en réalité ce qu’il y a du point de vue moléculaire dans l’aliment : on s’appuie d’abord sur une chaîne de solidarité humaine. On veut savoir qui a cultivé le produit de base, où (dans quel terroir), avec quelles techniques, selon quelle tradition, quels traitements y ont été appliqués, qui l’a acheté pour le transformer et comment, qui l’a vendu et même comment se répartit l’argent entre tous ces acteurs. L’alimentation est d’abord le fruit d’une culture ; le consommateur français fait donc appel à ses racines, à ses attaches et au paysan qui reste en lui s’il est urbain. Puisque tout change en ville, rien ne doit changer à la campagne, de façon à pouvoir conserver intacte cette toute petite part d’authenticité qui fonde sa culture, son bien-être et sa santé. La traçabilité remplace donc l’étiquetage moléculaire et permet d’être sûr que telle viande de bœuf vient bien du Massif central, où elle est « intrinsèquement » meilleure qu’une viande qui vient de plus loin, comme d’Espagne ou a fortiori du Brésil. 
Cet étiquetage du type « appellation d’origine contrôlée » garantit des races ou des variétés, une région géographique et des pratiques culturales ; toutes les qualités nécessaires à un produit incontestablement local et tous les circuits alimentaires courts connaissent un succès grandissant : marchés de producteurs, tournée à la campagne chez les fermiers, AMAP, etc.
Même si, dans les faits, alors que nous clamons haut et fort que nous voulons du « bio, local et équitable », nous sommes « croyants mais pas pratiquants » et dans la réalité, derrière le caddie du supermarché, nous achetons du « vite fait, pratique et pas cher » ! En France le chiffre d’affaires de la restauration rapide a augmenté de 73 % depuis 2005, et il est maintenant supérieur à celui de la restauration traditionnelle. Restauration « traditionnelle », qui, comme on le sait, n’en a souvent plus que le nom puisque la majorité se contente de réchauffer au four à micro-ondes les plats surgelés fournis par l’industrie agro-alimentaire !
Il n’en reste pas moins que nous nous mettons quotidiennement à table en famille ou avec collègues ou amis, et que donc, « logiquement », nous avons beaucoup moins d’obésité ! Rappelons que la sensation de satiété met 20 minutes à remonter de l’estomac au cerveau, et que les repas pris en moins de 20 minutes ne sont donc pas naturellement régulés, a fortiori s’ils sont pris devant la télé : pizza devant la télé, obésité assurée, cassoulet avec ses copains, tout va bien ! Le repas gastronomique à la française a même été reconnu au patrimoine de l’humanité !
 

Peut-on vraiment échanger du poulet, du fromage et du vin ?

 
En toute logique, les français ne veulent donc pas manger du blanc poulet trempé dans de l’eau de javel, ce qui garantit pourtant son innocuité à Chicago ; ils veulent, eux, savoir si le poulet a pu courir librement dans la campagne et picorer à sa guise des bons vers de terre bien naturels ! Lors du contentieux de 2009 à ce sujet devant l’OMC, le ministre français de l’Agriculture Bruno Le Maire déclarait : « La totalité des pays européens est opposée à l’introduction de ces poulets sur le marché européen. L’Europe privilégie une gestion intégrée de la sécurité sanitaire qui met l’accent sur la prévention et les mesures de maîtrise à tous les maillons de la chaîne alimentaire, plutôt que sur un assainissement en bout de chaîne, qui pallie les défauts de l’amont. » En Europe, l’approche préventive a en effet fait ses preuves avec une nette baisse du taux de Salmonella dans les carcasses de volailles.
Quand ils mangent du fromage, les Nord-Américains le veulent cuit, à goût constant, garanti sans aucun germe, parfaitement contrôlé et présenté dans un emballage pratique ; les Français, eux, apprécient les fromages artisanaux, même au lait cru, potentiellement dangereux mais avec du goût et qui conservent la mémoire de l’éleveur et du terroir… Les américains font observer que la fermière bio de nos montagnes, grippée, a bien pu éternuer plusieurs fois et sans masque protecteur au-dessus ! Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, personne ne prend de vrais risques ni ne meurt après avoir mangé du fromage ! Mais comprenons que tout cela n’est vraiment pas une simple affaire commerciale, il s’agit d’abord de culture !
Regardons le vin : les Français y pratiquent le « droit du sol » qui fait croire que le produit d’un terroir a une qualité intrinsèque. Un vin de Saint-Emilion, Saumur ou Châteauneuf du Pape est forcément meilleur que ses voisins roturiers. Cette renommée est le fruit d’une tradition, d’une combinaison unique entre la terre, le climat et les hommes, et on ne va pas gâcher cela en parlant gênes ou molécules. Curieusement, les américains, qui ont pourtant fui au départ l’Europe royaliste puis raciste, appliquent, eux, le « droit du sang » : de la même manière qu’un homme « bien » dans une société aristocratique est d’abord « fils de » et peut prouver qu’il a du sang bleu dans les veines et tous ses quartiers de noblesse, le « bon » vin est d’abord une question de cépage : il est bon parce que Cabernet Sauvignon ou Merlot, quels que soient le vigneron et la terre qui l’ont élevé. De même en France, il est strictement interdit d’irriguer une vigne, car on ne doit la dénaturer à aucun prix, alors que cela ne choque personne chez les Anglo-Saxons. Et lorsque finalement chez nous la marque prime, comme en Champagne et en Cognac, c’est justement dans le but de se mondialiser, car ces produits sont vendus majoritairement en dehors de l’Hexagone. Mais dans ce cas la marque procède à de l’assemblage, de la manipulation, pour obtenir une qualité constante, et ce n’est plus du vin, mais de la (haute) cuisine.
Notons aussi que les Européens du Nord ne sont pas non plus totalement en phase avec ceux du Sud dans cette affaire. Les petits pots pour bébé par exemple, sur lesquels la vigilance est très importante, affichent à Stockholm qu’ils ne contiennent pas de sucre, de sel ou de conservateur, et par là qu’ils sont sains, tandis que ceux destinés à Narbonne détaillent les ingrédients et leur goût pour affirmer qu’ils sont savoureux. Là aussi, le commerce devient un casse-tête !
 

Faut-il y mêler la religion ?

 
L’abîme se creuse encore davantage dans le domaine des OGM, hormones de croissance et antibiotiques. Dans le pays où « God bless America », on est d’abord religieux. Or, observons qu’aucun leader religieux n’a jamais condamné les OGM ni les antibiotiques. Ils parlent d’autre chose, et même dans les religions où on continue à gagner son ciel en mangeant « comme Dieu veut » (comme par exemple chez les musulmans et les juifs), on est très à cheval sur le porc, l’alcool ou les mélanges viande-lait, mais… rien sur ce qui se passe à la ferme ! Dans l’Europe laïque, non seulement on ne se définit plus par sa religion, mais on ne reconnaît plus à la religion de magistère sur la vie privée. On a donc changé de maître à penser en matière d’alimentation : l’écolo-bio a remplacé le clerc, et on ne mange plus « comme Dieu veut », mais « comme la Nature veut ». Ce n’est plus Dieu qui nous veut du bien, mais la Mère Nature. On doit donc manger autant que faire se peut des produits « naturels », sans péché !
Déjà sans péché mortel, qui est culturellement représenté par l’OGM, symbole du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal que Dieu avait interdit à Adam et Eve. En plus, il nous évoque la « damnation de Faust » : Monsanto a bien dû vendre son âme au diable pour être aussi riche avec ses OGM, et en plus ses champs « contaminent » les nôtres ! Donc, logiquement, aux USA on avale sans sourciller les OGM puisqu’en chaire le curé ou le pasteur n’en disent rien, et on a bien assez de peine à suivre leurs préceptes dans la semaine pour s’embarrasser en plus de questions non religieuses ; résultat : en 2009, 91 % du soja américain était OGM, 88 % du coton et 85 % du maïs.
Et tout aussi logiquement, on n’en veut pas dans nos assiettes en Europe déchristianisée pour garder une chance d’aller quand même au paradis symbolique des écolo-bios ! Comment alors parler sereinement de commerce de semences OGM ou de nourriture OGM ? Il ne s’agit absolument pas de commerce, mais des fondements même de notre culture, de notre inconscient collectif ; sinon, comment expliquer qu’en la matière un simple moustachu soit chez nous plus fort qu’une multinationale ? Nous avons donc en banlieue la nourriture garantie sans viande de porc et en centre-ville la nourriture garantie sans OGM !
Pour les hormones de croissance, antibiotiques et autres pesticides, il ne s’agit « que » de péchés véniels. Mais les réticences sont néanmoins très fortes de ce côté-ci de l’Atlantique. Si on peut s’en passer, il faut absolument le faire. Et les résidus de ces produits artificiels sont réputés porter intrinsèquement atteinte à la Mère Nature. Mieux vaut donc produire un peu moins, et n’avaler que des bonnes plantes bien naturelles, même si elles ont des maladies bien naturelles ; ça ne peut pas nous faire de mal puisque « la Nature nous veut du bien » ! Et on oublie bien vite que le dernier scandale alimentaire européen venait précisément des graines bio bien naturelles germées bien naturellement, qui ont tué une cinquantaine d’Allemands l’an dernier (soit 10 fois plus d’Allemands que n’en a tué la vache folle, pourtant fort artificielle…). Donc, pas de bœuf aux hormones farci d’antibiotique du Middle West chez nous !
Cette faute inexcusable - manger une substance contre nature - est à rapprocher de l’autre, qui monte dans notre imaginaire collectif, beaucoup plus rapidement là encore en Europe qu’aux États-Unis : réchauffer la planète. Manger sans OGM et vivre sans CO2 constituent les deux piliers complémentaires de cette nouvelle culture européenne, plus l’abandon du nucléaire et le rejet du gaz de schiste.
En Amérique (du Nord au Sud), c’est la « faim » qui justifie les moyens : la demande mondiale en produits alimentaires explose, l’agriculture est à la peine et aux pénuries de grains succèdent les émeutes de la faim, les Chinois veulent manger de la viande et les Indiens boire du lait, les Africains se réveillent affamés, alors il faut produire et s’en donner les moyens les plus efficaces. Si on produit davantage de tonnes de viande à l’aide d’hormones et d’antibiotiques, où est le problème ? Idem avec les herbicides, fongicides, insecticides et autres engrais en matière de production céréalière, d’ailleurs on ne parle pas de pesticides, mais souvent de produits phyto-pharmaceutiques ou d’amélioration des plantes. 
 
 Bruno Parmentier est l'auteur de « Manger tous et bien » (éditions du Seuil) et de « Nourrir l’humanité » (éditions La Découverte) ; blog : http://nourrir-manger.fr/
 






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