Il fallait s'y attendre : après "Je suis Charlie", on a vu surgir, notamment sur les réseaux sociaux, des "Je suis pas Charlie". Tant qu'on en reste au niveau des mots pour s'offenser d'une caricature, il n'y a pas de quoi s'inquiéter ! Au contraire, c'est la preuve que la France est une démocratie vivante où peuvent se croiser des opinions contraires. Dire haut et fort, comme l'ont fait beaucoup de musulmans mais aussi des non-musulmans, que la une de l'hebdomadaire satirique les a blessés, est la preuve même que la liberté d'expression existe dans ce pays. Si les réactions enregistrées ont montré, une nouvelle fois, que la France doit affronter de graves problèmes d'éducation, de dialogue entre les communautés, de respect des valeurs républicaines, il ne faut pas non plus oublier ce bien précieux, cet espace… sacré.
Fesses anglo-saxonnes
Essayez simplement d'imaginer quel sort vous serait réservé si au Pakistan, en Iran, au Niger, au Soudan, à Grozny en Tchétchénie, par exemple, vous vous promeniez avec le numéro de Charlie Hebdo sous le bras et n'hésitiez pas à formuler votre exigence d'une totale liberté d'expression. Vu la violence, la haine, qui se sont déchaînées lors des manifestations organisées ces jours derniers, vous seriez lynché. Tous ces croyants, aveuglés par leur propre religion, ne voient pas qu'ils rendent un immense service à la France de Voltaire et de Rousseau, qu'ils remettent en lumière un phare qui, dans le passé, a prétendu éclairer le monde de sa pensée universelle. Ce qui a toujours attiré les sarcasmes des autres grandes nations occidentales. Les Anglo-Saxons, notamment, prétendent être plus libres, plus démocrates que nous. Ils viennent de subir un cinglant démenti : leurs médias, pour la plupart, ont glissé la une de Charlie Hebdo sous leurs fesses !
Le religieux fait peur. Son fanatisme suscite l'horreur. Qu'on ne porte pas le regard seulement sur les déviances contemporaines de la foi musulmane ! Les hindouistes ne sont pas non plus des… enfants de chœur. Il n'y a pas si longtemps, ils ont massacré des musulmans au Gujarat, en Inde. Et le christianisme, dans le passé, a fait vivre l'enfer à des populations entières : les supplices de l'Inquisition sont restés dans l'histoire ; les guerres de Religion ont été terrifiantes. Les protestants de France s'en souviennent (1) : abjurations forcées, temples détruits, Réformés aux galères, Huguenotes au couvent, procès faits à des cadavres, supplice de la claie pour les relaps… Est-on sûr que l'Etat islamique avec ses égorgeurs a atteint le sommet du délire dans l'innommable ? Le Coran, aujourd'hui, prête aux plus sombres interprétations. D'autres "livres sacrés" l'ont permis avant. C'est l'honneur de cette nation d'avoir compris avant d'autres, avant sans doute toutes les autres, qu'il fallait laisser aux religions toute leur place, mais rien que leur place.
Fluide mais pas glacial
Le problème est que même ceux qui ne se fondent pas sur de telles bases sont capables d'assimiler la liberté d'expression à une… religion. C'est l'analyse que vient de faire Global Times, un quotidien proche du Parti communiste chinois, après la parution du dernier numéro de Fluide glacial. Le journal satirique, qui réalise une enquête titrée "Péril jaune. Et si c'était déjà trop tard ?" affiche en une un Français de… caricature (béret, pif rouge et moustache) promenant un Chinois et une jeune femme blonde dans un cyclopousse. "Il est plus difficile pour les musulmans de changer leur foi que pour l'Europe d'ajuster sa conception de la liberté d'expression. Si les Français considèrent qu'un tel ajustement serait pour eux déchoir, alors leur quête de liberté d'expression s'apparente à une religion", conclut doctement le journal. C'est cette religion-là qu'ont adoptée nombre de Français. Celle des Lumières, de nos plus grands philosophes, écrivains et poètes, celle de la Révolution.
Nous ne sommes pas près de faire des autodafés de nos livres, de nos dessins, de nos idées. Hors d'ici tous les Savonarole, religieux ou non, qui veulent nous brûler sur des "bûchers des vanités" !
Patrick Béguier est journaliste et écrivain.
(1) L'auteur de cet article a évoqué ces années tragiques de notre histoire dans son roman "Le sacristain de Béronne" (Geste éditions)