France Culture

Les Émissaires, de Gabrielle Fourcault

Publié le  Par Pascal Hébert

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Lire un premier roman, c’est aller à la rencontre d’un territoire encore vierge, découvrir une nouvelle musique et savourer une langue pleine de promesse. Gabrielle Fourcault, avec son premier roman, "Les Émissaires", fait une entrée intéressante dans le monde littéraire. Cette responsable de communication a profité de son poste privilégié pour ausculter dans le milieu professionnel la nature humaine sous toutes ses formes. Elle nous restitue dans un livre bien ancré dans l’air du temps ce que l’homme a de meilleur mais aussi de moins bon avec son lot de petites et grandes lâchetés, trahisons, sans oublier la peur d’un supérieur ou d’un patron entraînant une soumission paralysante.

Mathilde Gréez a quitté sa province pour travailler comme communicante au sein d’une grande fédération parisienne orientée vers le secteur social et santé. Mariée et mère de trois enfants, Mathilde est une femme d’aujourd’hui. Son travail lui prend beaucoup de temps et elle n’hésite pas à mettre du cœur à l’ouvrage pour remplir au mieux ses missions. Son mari, en plein burn-out, se réfugie dans la vie du foyer en s’occupant des enfants. Pensant soulager son épouse, il ne lui laisse guère de place pour jouer pleinement son rôle de mère. Mathilde court dans la vie comme dans le métro parisien où elle prend le temps d’avoir une pensée pour les laissés-pour-compte, endormis sur une banquette des stations dès potron-minet.


Après avoir fait ses preuves dans un premier poste, on lui confie la direction de la communication de la fédération. L’occasion pour cette femme de conviction de faire apprécier ses valeurs et son sens de la loyauté auprès de ses collaborateurs. Mais la vie professionnelle peut receler de bien mauvaises surprises. Prise en défaut sur certaines de ses missions, Mathilde attire les foudres du grand patron de la fédération. Un positionnement qui fera d’elle la proie d’une collègue dévorée par l’ambition de prendre coûte que coûte sa place à la tête du service communication. Parallèlement, une distance s’installe avec ses plus proches collaborateurs. Perdue dans un climat délétère, elle se sent de plus en plus ostracisée. Mathilde voit tous ses soutiens tomber un à un sans oublier les trahisons qu’elle n’aurait pas imaginées. Personne n’ose la défendre auprès de la présidence de peur de tomber en disgrâce. Et lorsqu’un pion vacille, certaines personnes n’hésitent pas à jouer leur partition et offrir leurs bons offices en devenant des émissaires auprès de celui qui veut bien les écouter. Dans ce jeu de dupe, chacun tire la couverture à soi pour se protéger ou alimenter ses ambitions, voire s’attirer les bonnes grâces de la hiérarchie. Mathilde, contrainte et forcée, finira par quitter son poste de la fédération, le cœur lourd et emplie de désillusions.


Dans ce roman d’une grande richesse, Gabrielle Fourcault nous présente des personnages hauts en couleur comme Honorine, Amaury, David. C’est aussi l’occasion pour l’auteure de jeter sur le papier son regard sur la solidarité, le cours de la vie et l’amour dont elle tire cette définition : « L’amour est profondément injuste car il n’a que faire du mérite, du partage ou des projections individuelles réciproques. Il est à la fois volupté et pudeur. L’amour relève de cet élan inconciliable des différences, de ce que d’aucuns nomment les contraires. Il participe pour beaucoup aux fantasmes et aux illusions sans pouvoir se déprendre d’aucun d’eux tant il habille les êtres de leurs manques et de leurs ambivalences. De façon générale, l’amour est angoissé car il n’habite pas un monde uniforme. Il incarne l’altérité sensuelle dans sa désinvolte liberté. »

Pascal Hébert

"Les Émissaires", de Gabrielle Fourcault. Éditions Complicités. 217 pages. 22 €.
 



Questions à Gabrielle Fourcault
« La vie est un combat constant pour appri​voiser les moindres faisceaux de lumière.»

 

Gabrielle Fourcault, qui êtes-vous ?
 

Je suis une femme passionnée par les relations humaines et engagée dans mes valeurs et convictions. J’aime lire, voyager et aller à la découverte d’autres cultures… Ma formation initiale, en sociologie politique, m’a portée naturellement vers ce goût des autres et de nos sociétés contemporaines. Je suis issue d’un milieu modeste, ce qui m’a incitée à vouloir comprendre très vite les codes sociaux pour ne pas me laisser happer par les préjugés et les déterminismes sociaux. Après mon DEA en sociologie, j’ai commencé à travailler en tant que journaliste dans la presse spécialisée, dans des domaines très divers tels que la construction (le bâtiment), l’économie et les entreprises. Je souhaitais en effet prendre ma vie à bras-le-corps et entrer dans la vie active rapidement. Parallèlement à mon expérience presse, je me suis formée à la communication écrite, avec une option édition à Paris V Sorbonne pour parfaire les compétences du métier. J’ai eu pour professeure alors, l’écrivaine Noëlle Châtelet qui m’a enseigné les pratiques rédactionnelles. Ce fut une très belle période de découverte de ses ateliers d’écriture.


Avec la naissance de mon premier enfant en 2005, j’ai eu le souhait de quitter Paris pour m’établir dans le Perche sarthois où se trouve mon bercail familial. Cela a été l’occasion de poursuivre mon parcours de communicante dans plusieurs organisations. Actuellement, je travaille pour une association qui œuvre en faveur du handicap dans l’Orne. L’univers de mon roman a puisé dans cette inspiration du réel que permet un environnement professionnel : la communication et le secteur social et médico-social, domaines qui m’étaient familiers. Le roman emprunte aussi, pour partie, dans ma vie personnelle lorsque j’ai été confrontée à la grande vulnérabilité de mes grands-parents, aidants fatigués et démunis face à leur fils aîné vieillissant dont le handicap m’a conduite à prendre la tutelle après leur décès.


J’ai toujours navigué dans la fragilité d’un environnement familial au bord de la rupture, quelles que soient les étapes de ma vie. Cela m’a obligée à regarder les êtres humains autour de moi comme des créatures de figures en quête de réparation, un peu comme le Kintsugi, cet art japonais qui répare la céramique brisée au moyen d’une laque imprégnée d’or. Cet art, symbole de la résilience, nous indique qu’il est possible de se réparer, de se métamorphoser, de choisir sa vie. Il permet de craqueler les masques pour laisser filtrer la lumière. Je suis consciente de la fragilité des choses, comme de celle qui m’habite. C’est l’une des raisons pour lesquelles je souhaite créer de la beauté autour de moi (ce que je m’efforce de faire avec la littérature, mes enfants…) car l’existence détient ses ouragans de laideur dans lesquels je ne veux pas me laisser submerger.


Pour dire encore sur moi, je n’aime pas la mesquinerie ou l’avarice sous toutes ses formes, les jugements faciles et bon marché, la fatuité, l’égoïsme qui empêche de voir les souffrances des autres. Elles font naître l’insipidité, l’indifférence et l’incapacité à s’émerveiller des petites choses si précieuses de l’existence.


Pourquoi avoir changé votre prénom ?


Gabrielle fait partie de mes prénoms inscrits à l’état civil. C’était aussi le nom de mon grand-père paternel à qui je souhaitais rendre hommage. Il aimait dessiner, jouer de la clarinette et avait un grand sens de l’écoute envers ses petits-enfants. Comme ma grand-mère, il souhaitait toujours apprendre et s’intéressait beaucoup à nos études. Ce que j’aimais en lui, c’était son humilité et sa bienveillance.


Qu’est-ce qui vous a poussée à vous lancer dans l’écriture ?

J’ai toujours été une amoureuse de la langue française, de sa richesse dans ses moindres nuances lexicales et syntaxiques. L’idée d’écrire m’est venue parce que j’ai toujours cultivé le goût des mots, que ce soit dans les pratiques rédactionnelles en presse spécialisée ou la production de contenus dans mon métier de communicante. Cette passion a pris une forme particulière avec le roman qui laisse libre cours à la fiction. C’est un peu magique de s’embarquer dans l’imaginaire qui s’inspire du réel pour lui donner une autre forme d’expression. Pour moi, la littérature est un art qui dévisse la réalité pour mieux dire les vérités que les personnages de fiction portent en eux-mêmes, mais aussi que chacun peut porter en soi. Picasso disait que « l’art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité. » Je pense que le roman répond à la même énigme de fabrication. Il est un appel vibrant à la curiosité, au dépassement. Je considère l’écriture comme un pont d’altérité insaisissable, un pont d’ouverture à l’autre qui interroge sans enfermer.


« L’intrigue du roman s’inspire du fait du prince »


Quel message voulez-vous faire passer à travers ce roman ?


L’intrigue du roman s’inspire du fait du prince, au sens plus large que celui qu’on lui connaît habituellement dans les administrations de la sphère publique, puisque je l’extrapole dans le secteur privé. C’est une entorse volontaire pour mieux appréhender l’exercice du pouvoir qui régit les êtres humains entre eux, quelles que soient les organisations. Ce que j’y montre, c’est que, à mesure que les personnages s’égalitarisent dans leurs fonctions, la rivalité et la convoitise mordent leurs cœurs et sèment la violence. J’y aborde les questions liées au social et à l’intime.

Mon personnage principal, Mathilde, est une femme qui essaie de gérer une situation familiale rendue vulnérable par le chômage, une situation dont le couple à la dérive est au bord de la rupture. Parallèlement, elle est l’objet d’une ascension professionnelle torpillée par les rancœurs de son équipe (des femmes qui s’observent et cherchent leur place) et les ambitions d’une oligarchie institutionnelle (un petit groupe de personnes qui détiennent le pouvoir et en abusent). Dans ce monde si fracturé par l’ultra-individualisme, j’y interroge la place de l’amour et la manière dont les passions humaines se décuplent dans la sphère du pouvoir. Il y est toujours question de la convoitise, de la peur et de la rivalité.


Le roman aborde les chaos professionnels et intimes, les difficultés de l’existence quand la maladie survient. Tout cela infiltre la chair du couple (formé par Mathilde et Pierre), dans la manière de se tenir, de se voir et dans la façon dont ils vont devoir mener les batailles à venir. Cela invite à percevoir toutes les nuances de l’amour dans ses variations inévitables mais aussi ses brisures. Je crois que l’amour est le plus complexe des sentiments humains. Il est chargé d’attente, de sublimation, de projections individuelles qui puisent dans nos vécus, nos rêves, nos déceptions mais aussi dans ce renouveau qui tient au désir, à cet élan vital à persévérer dans notre être et à créer de la beauté dans la relation à l’autre malgré les abîmes, les angoisses, les erreurs et nos imperfections.


Quels sont pour vous les Émissaires ?


Je crois que nous sommes tous des émissaires. Que sommes-nous, sinon des voyageurs qui expérimentent le grand large, des explorateurs qui découvrent de nouveaux visages, des paysages. Nous sommes destinés à emprunter des itinéraires révélant le sacré de notre humanité. Je crois profondément que c’est dans le respect et l’interconnexion des êtres vivants entre eux que la loi du vivant peut libérer ses merveilles. Les émissaires sont des délivreurs de messages sacrés qui leur sont propres. Dans mon roman il y a une maxime qui revient et qui est un clin d’œil à la fameuse citation d’Oscar Wilde : « Soyez-vous-même car tous les autres sont déjà pris ». La maxime de mon roman s’en inspire : sois toi-même car personne d’autre ne peut l’être à ta place.


« Je pense que l’humour et le rire sont le meilleur des antidotes face à l’adversité »


Comment analysez-vous le comportement de ceux qui sont autour d’elle et qui ne lui apportent aucun soutien puisque l’on ne revient pas sur un ordre du responsable de la fédération ?

Je crois que ce ne sont pas tant leurs dissemblances, leurs différences qui opposent les êtres humains les uns aux autres mais bien la perte de leurs particularités et de leurs distinctions. Mes personnages sont pris dans cette cage de verre de l’hubris (l’outrance dans la démesure). La violence s’embusque dans le désir mimétique des hommes (au sens générique). Ce miroir jumeau des uns et des autres a été le point d’orgue d’une théorie sociale de l’anthropologue René Girard. Pour lui, le bouc émissaire est un exutoire de la violence générée par la rivalité mimétique des êtres humains. Il constituerait l’emblème sacré de notre condition humaine.


Ce mécanisme collectif du bouc émissaire – que l’on peut qualifier de victime ostracisée dans mon roman – s’opérerait dans le paroxysme des crises. Il réintroduirait la réorganisation des différences des êtres humains entre eux, permettant ainsi de construire temporairement une paix durable. Les mythes, les religions regorgent d’histoires mêlant la gémellité et la violence fratricide. Romulus et Rémus, Caïn et Abel… L’âme secrète du sacré n’est rien d’autre que la violence des hommes eux-mêmes, violence d’autant plus cachée qu’elle est incontrôlée et posée comme extérieure à l’être humain, alors qu’elle est tapie en lui…

 

Pendant que l’on s’enfonce doucement dans la poussière, l’Homme continue de faire des guerres d’un autre âge et de courir après l’argent et le pouvoir. Est-ce que tout cela est bien sérieux ?

Á lire les informations autour de nous, on pourrait croire que « tout » est perdu tant ce monde est bouleversé par le jeu de forces géopolitiques adverses, les impérialismes de tout acabit, par la haine, la peur et l’ultra-individualisme. Pourtant, non. Sous cette épaisseur grincheuse et désabusée se faufile le beau, le noble et le juste. Á notre échelle, quelle qu’elle soit, nous pouvons vaincre, aller de l’avant et faire surgir le merveilleux autour de soi et en soi malgré le tragique de notre condition humaine. Ce n’est certes pas simple.


Gabrielle, qu’est-ce qui fait tenir debout Sandrine ?


Ce qui fait tenir Sandrine ? Gabrielle sans aucun doute… Je pense que l’humour et le rire sont le meilleur des antidotes face à l’adversité. C’est le piment de l’âme qui fait un pied de nez à nos faiblesses humaines, un baume sur nos blessures et nos incertitudes. Je suis une fan de Louis de Funès qui a su si bien croquer les travers humains (avarice, racisme, fatuité, orgueil...). Il n’y a pas longtemps, j’ai regardé "La Folie des grandeurs" avec mes filles et nous avons ri aux éclats. Je crois aussi que nous sommes tous reliés à un plus grand que soi. Comme Spinoza, un philosophe que j’aime beaucoup, je crois dans l’immanence d’un grand Tout dont nous sommes une infime partie. Je crois que chacun a une souche divine sacrée en soi et que nous sommes, en ce sens, interdépendants les uns des autres dans cette vaste chaîne humaine et du tout vivant. La vie est un combat constant pour apprivoiser les moindres faisceaux de lumière.


Propos recueillis par Pascal Hébert







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