Les tondues de la Libération : le devoir de mémoire sous tous les angles
Publié le Par Pascal Hébert
L’Histoire de France n’est pas faite que de belles romances que l’on nous présente au fil des gouvernements qui se succèdent depuis des lustres. Il y a des parts d’ombre que l’on occulte volontairement dans notre beau pays des Lumières. Prenons par exemple le XXe siècle, comment ne pas penser aux mutinés de 1917, tués pour l’exemple, la collaboration et l’épuration de 1940 à 1945, sans oublier les tortures de l’armée française en Algérie. Si le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, a voulu magnifier la Résistance au cours des années 60, notamment par le canal de la célèbre émission Les dossiers de l’écran, faut-il pour autant cacher la part peu glorieuse d’un peuple ?
Avec son recueil sur Les tondues de Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir), c’est bien l’une des questions que nous pose l'historien Gérard Leray. Peut-on considérer une nation sans envisager tous les contours de son histoire ? La réponse est non, et définitivement non… si l’on veut absolument rendre les citoyens responsables de leur destin, en faire des adultes et non des générations qui s’insultent.
L’occupation, les restrictions et la guerre justifient-elles qu’un groupe d’hommes s’en prenne à des femmes, qui auraient abusé de la collaboration horizontale avec l’ennemi, ou qui auraient peaufiné des listes derrière le voilage de Vichy avant de les glisser sous la porte de la Kommandantur ? Là aussi, la réponse est non. L’histoire des tondues de Nogent-le-Rotrou, exhumée par Gérard Leray, est illustrée par de nombreuses photos mettant en scène toute une ville lynchant dix-huit femmes, condamnées sans autre forme de procès. La vengeance de ces quatre années d’occupation passe par la tonte des femmes sous le contrôle d’hommes retrouvant leur rôle de mâle dominant.
Répondant aux instincts les plus primaires, toute une collectivité désigne celles qui doivent être marquées et exclues. Le spectacle est abject et ne grandit pas l’humanité. Outre la tonte et son cortège d’humiliations, ces photos révèlent une mise en scène sordide, digne d’un mauvais film en noir et blanc. Des ‘‘résistants’’ de la dernière heure avec leur mitraillette sur la hanche font la loi en encadrant des femmes inoffensives. Le spectacle est terrible. En ce 16 août 1944, quelques jours après la libération de Nogent-le-Rotrou, deux mille personnes s’entassent sur la place du Général-de-Saint-Pol, pour une réparation collective passant par l’humiliation de quelques-unes, expiant ainsi les fautes de tous les autres. Le plus marquant sur ses photos, demeure la dignité de ces femmes qui ont trouvé cette seule réponse à la bêtise et la lâcheté collective.
Les années ont passé et les langues ont bien du mal à se délier sur un des sujets les plus tabous de la Libération. Avec une épuration expéditive, oubliant les droits fondamentaux de la défense, la France s’offre un sacrifice humain indigne d’un peuple civilisé. Si la tondue de Chartres a fait le tour du monde, n’oublions pas les autres affaires qui ont secoué le pays jusqu’à ce le général de Gaulle reprenne l’initiative pour arrêter le massacre. Quelques bonnes années plus tard, les témoins ont bien du mal à revenir sur ce chapitre de l’Histoire. Une histoire qu’il nous faut pourtant bien regarder en face. Car, victimes, bourreaux ou spectateurs, tous sont concernés. S'il y a des coupables, on est tous collectivement condamnés.
Gérard Leray, pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans ce travail de mémoire sur les tondues de Nogent-le-Rotrou ?
Cette étude est le prolongement naturel de mes recherches sur la tondue chartraine, Simone Touseau. Au cours de mes investigations, menées entre 2008 et 2011, j’avais découvert l’existence de cette tonte collective narrée par un historien américain, Herbert Lottmann. Par ailleurs, le magazine Historia avait publié en 2004 un cliché relatant l’événement. De fil en aiguille, j’ai réussi à exhumer d’autres photographies, plus d’une vingtaine. J’ai ensuite travaillé à la reconstitution de cette fameuse scène sur la place de Saint-Pol à Nogent, en cette fin d’après-midi du 16 août 1944, quasiment au même moment où Robert Capa immortalise la tondue de Chartres.
Vous qui avez fait des recherches sur la tondue de Chartres, quelle différence voyez-vous entre le traitement de la tondue de la capitale chartraine et de celles de Nogent-le-Rotrou et Sancheville ?
Il y a plus de points communs que de différences. Le dénominateur commun est la foule joyeuse, vengeresse, sadique, qui jouit du spectacle de l’humiliation. À Chartres, les tontes se déroulèrent tôt le matin du 16 août 1944, sans la présence de la foule. Mais à l’heure de l’exhibition des femmes à la populace, après coup donc, les déchaînements se produisirent.
Que vous inspirent les photos exhumées de Nogent-le-Rotrou ?
En tant que citoyen, du dégoût, mais je frémis à l’idée que, pris dans l’ambiance hystérique, j’aurais pu participer au supplice, aux côtés des bourreaux. En tant qu’historien, j’essaie d’analyser les réactions de la foule. De les expliquer en contextualisant l’événement. N’empêche, très clairement, ces images témoignent d’une forme de barbarie.
Avez-vous pu trouver des témoins ?
Seulement deux. Les portes des Nogentais sont restées fermées, malgré mes tentatives répétées d’établir un contact avec les témoins survivants de cette époque. Ils sont pourtant encore nombreux... Mais j’espère que la publication de ce petit livre aidera au réveil de la mémoire. C’est mon vœu le plus cher.
Le rôle du chef de la Résistance de Nogent-le-Rotrou semble trouble. Expliquez-nous son comportement ?
J’ai un profond respect pour Gabriel Herbelin, qui fut, contrairement à beaucoup, un résistant de la première heure, un type courageux. Dans ses mémoires publiées en 1984, il occulte complètement la scène des tondues. Il n’en était sûrement pas fier, d’autant qu’il était présent ce jour-là sur la place de Saint Pol. Vers la fin de sa vie, il a éprouvé le besoin d’écrire qu’il s’était passé des choses peu reluisantes à la Libération. Pour se dédouaner également. Ce n’est pas glorieux, mais en même temps, la guerre continuait. Herbelin-Duroc a dû composer avec la pression collective obsédée par l’esprit de vengeance. Peut-être a-t-il estimé que c’était un moyen pour empêcher des assassinats et une déferlante incontrôlable de règlements de compte...
Dans l’histoire, cette pratique de tonte revient-elle souvent ?
Oui, absolument. Au moins depuis le Moyen-âge, on retrouve des archives qui racontent des scènes de tonte de femmes. Au XXème siècle, des religieuses ont été tondues par des combattants républicains pendant la guerre d’Espagne, des Italiennes en 1944, des Allemandes et des Autrichiennes dans les zones occupées par les occupants alliés jusqu’en 1947-1948... Rappelons que les femmes sont des cibles, des boucs émissaires idéals en période de crise.
Comment s’explique-t-elle ?
Pour simplifier, les femmes tondues payent pour toutes les frustrations ressenties pendant l’Occupation : les privations, les souffrances, les peurs. C’est tellement facile de s’en prendre à une femme. Le bourreau sait pertinemment qu’il ne risque rien à s’en prendre à elle. C’est la victoire assurée, c’est la résurrection de la virilité masculine tellement mise à mal à cause de la défaite de 1940. L’expression de la lâcheté dans toute sa splendeur.
Quelle est analyse analyse sur cette affaire des tondues de Nogent-le-Rotrou ?
J’ai entendu des gens justifier les tontes en disant qu’il y a plus grave que cela, que ce n’est pas la mort. C’est une erreur fatale. La tonte en place publique est une véritable exécution capitale. La femme survivante traînera sa réputation souillée durant toute sa vie. Elle n’est plus qu’une morte vivante. Par ailleurs, j’ai découvert que la tonte des femmes à Nogent avait été couverte par un journaliste anglais qui a relaté les faits sur la BBC en des termes exaltés. Ma thèse est que les Français en attente de libération qui ont entendu ce reportage ont pu être incités à organiser pareil châtiment sur l’ensemble du territoire national. De fait, environ 20 000 femmes ont été tondues pendant l’été 1944...
Le devoir de mémoire que l’on vante est-il restrictif ?
Il est absolument restrictif. C’est pourquoi il faut s’en méfier comme de la peste. Car la Mémoire n’est pas l’Histoire. La mémoire est le souvenir, tandis que l’Histoire est la quête de vérité. Il est très tentant d’écrire l’Histoire à partir de souvenirs déformés ou orientés, qui arrangent les gens bien-pensants. Par exemple, après la Libération, on a fabriqué le mythe résistancialiste, c’est-à-dire une histoire d’une France majoritairement résistante. Les gaullistes et les communistes ont entretenu ce mythe pour se faire mousser. Or, l’on sait aujourd’hui que la « vraie » Résistance – à partir des années 1941-1942-1943 - fut l’œuvre d’une infime minorité de patriotes. À propos des tondues de Nogent, quelle pitié d’entendre cette phrase dans la bouche d’anciens résistants : « Vous n’avez pas le droit de parler de ça... » Le maquis de Plainville doit cesser d’être sacralisé, mythifié. On doit pouvoir dire et écrire qu’il a participé à un événement tragique le 16 août 1944 à Nogent.
Pourquoi la France enfouit-elle les pages sombres de son histoire ?
En 1944, la honte était sur les femmes tondues. Soixante-treize ans plus tard, la honte est sur les tondeurs, les bourreaux et leurs complices spectateurs. La France n’est pas le seul pays concerné par ce phénomène. Pensez au génocide arménien de 1915... La honte et la révélation du déshonneur sont les principaux obstacles à l’exhumation de la vérité historique.
Est-ce une volonté politique ?
Parfois, effectivement. Officiellement pour fortifier le ciment national. C’était la volonté de de Gaulle, par exemple. Ensuite, de vulgaires calculs électoralistes peuvent motiver la démarche indigne : on construit un mensonge, comme la démarche du PCF en 1945 et 1946, qui se présente comme le parti des 75 000 fusillés, histoire de camoufler la réalité du pacte germano-soviétique de 1939 (même s’il fut une authentique force résistante à partir de la mi-1941)... Enfin, la lâcheté, la mauvaise conscience et la honte - dont je parlais plus haut - expliquent aussi cette propension à cacher certaines vérités.
Avec ce travail, quel message voulez-vous adresser aux jeunes générations et aux décideurs de l’Éducation nationale ?
Aux jeunes générations, de ne jamais se coucher face aux pressions et aux intimidations. Il y a quelques mois, en réponse à une critique sévère d’un ouvrage qui se voulait historique sur la Résistance en Eure-et-Loir mais qui n’était en fait qu’une somme de mémoires contestables parce que non recoupées ni vérifiées, je me suis fait traiter d’historien révisionniste. C’était une insulte. Mais j’assume ma position. Effectivement, je suis un historien révisionniste qui cherche toujours à vérifier les informations qu’on me présente. Et je veux dire aux jeunes : soyez vous-mêmes des citoyens révisionnistes, soyez capables de critiquer ! C’est le moteur principal de la vie. Et ne baissez jamais la tête !
Aux décideurs de l’’Éducation nationale, de donner aux enseignants et aux étudiants les moyens de cultiver cette démarche critique.
Pascal Hébert