Les Oubliés, de Gérald Massé
Publié le Par Pascal Hébert
Il y a des livres qui vous submergent dès les premières lignes ; des livres auxquels on s’attache et qui vous enivrent dès le premier coup de vent. C’est le cas avec le dernier roman de Gérald Massé. Disons-le sans ambages, c’est un petit bijou, un livre intelligent sur la condition humaine. Gérald Massé, avec une écriture cinématographique et pleine d’élégance, nous transporte dans un huis clos qui a trouvé sa scène sur L'île de sable en 1761. S’inspirant d’une histoire vraie d’esclaves malgaches abandonnés sur ce minuscule caillou corallien de l’océan Indien, Gérald Massé a apporté toute sa sensibilité pour nous conter un destin incroyable d’hommes et de femmes, qui ne retrouveront la liberté… que reclus sur cette terre déserte. Triste destin… pour des esclaves qui se heurteront à la domination de la nature, une fois les Blancs partis sur un radeau de fortune.
Ils étaient soixante au départ et ne seront plus que sept femmes lorsque le chevalier de Tromelin arrivera sur cette île perdue pour les sauver quinze ans après le naufrage. Alternant avec brio le témoignage d’un érudit du Siècle des Lumières avec Joséphine, une rescapée sortie de nulle part, Gérald Massé a parfaitement imaginé les conditions de vie des Oubliés sur cette île hostile ouverte à tous les vents. Se réorganisant en mini-société avec deux leaders incontestés, les rescapés tentent de survivre avant de se heurter au manque. Au manque d’eau, de projets. Si l’horizon est infini sur la mer, il est réduit à quelques encablures sur une île transformée en Radeau de la Méduse. L’ennui s’y fracassant sur une liberté trop chère payée.
Avec ce roman, dont la construction est parfaitement maîtrisée, Gérald Massé éclaire une part de l’humanité dans la détresse.
Comment vous êtes-vous inspiré de cette histoire ?
Dès que j'ai pris connaissance de cette histoire, je me suis dit que c'était un sujet romanesque extraordinaire. Mais deux ans plus tard, alors que je n'avais pas encore écrit une ligne, Irène Frain m'avait précédé en publiant Les naufragés de l'île Tromelin. Mais son texte, entre le récit et le roman, s'arrêtait quand le bateau de fortune des Blancs repartait laissant les Noirs seuls sur l'île... Je me suis dit qu'il serait intéressant d'imaginer comment ils avaient pu vivre et survivre, s'organiser, comment ils tuaient le temps et si ce n'était pas plutôt le temps qui les tuait. Ainsi est né ce roman, Les Oubliés.
Joséphine est une rescapée que vous avez particulièrement bien cernée. Comment l’avez-vous découverte ?
Vous n'êtes-pas le premier à me poser cette question. Et j'adore y répondre car, en fait, je l'ai découverte dans mon imagination ! Je me suis inspiré des quelques informations recueillies au moment du sauvetage des sept survivantes.
Elle demeure le fil conducteur de l’histoire. Parlez-nous d’elle ?
Je savais que ces femmes retrouvées après quinze années passées en enfer étaient mutiques et que certaines avaient quelque peu perdu la raison. Je me suis donc dit que Joséphine pourrait d'abord ne pas répondre aux questions d'Antoine de Vancouvre, cet érudit, passionné par cette histoire, et qui avait fait le voyage de France jusqu'à l'île Maurice pour recueillir son témoignage. Petit à petit, elle s'est ouverte et ses propos, retranscrits sous forme de notes. Cela m'a permis d'élaborer une interface avec la narration proprement dite des événements. Les deux niveaux de lecture étant complémentaires et, j'espère, agréables pour le lecteur.
Dans cette société qui se construit sur l’île, deux esclaves prennent le leadership. Ils s’interrogent sur leurs nouvelles fonctions. Comment les avez-vous imaginés ?
J'ai choisi des hommes forts physiquement et intelligents. J'ai essayé de trouver les raisons de leur prise de pouvoir, ce qui est un grand mot, car cela s'est fait tout naturellement. Dans tout groupe, il y a un ou des leaders qui se dégagent. Je me suis dit qu'il avait dû en être de même. Il fallait aussi qu'ils aient un caractère opposé et surtout que l'un désire repartir quitte à redevenir esclave des Blancs alors que l'autre souhaitait rester libre, quitte à mourir sur cette île.
Le rapport entre les Blancs et les Noirs sur l’ile déserte est assez troublant. Lorsque les Blancs partent sur leur radeau de fortune, on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. A votre avis, auraient-ils eu l’intention de retourner chercher leurs esclaves ?
Le premier lieutenant de l'Utile, le bateau naufragé, Castellan du Vernet, avait pris la tête des 140 survivants blancs, le capitaine ayant perdu une grande partie de ses facultés mentales. Cet homme était un humaniste et il promit aux Noirs qu'il reviendrait les chercher. Mais à son corps défendant, les autorités n'affrétèrent pas de navire pour des raisons politiques mais aussi culturelles puisqu’à l’époque des esclaves ne valaient pas plus qu’un troupeau de vaches.
Les Oubliés, malgré leur liberté retrouvée, s’accrochent à une seule idée : qu’on vienne les sauver. Ce qui veut dire retourner esclaves. Expliquez-nous les raisons de ce choix ?
Tout simplement parce que les conditions de vie étaient invivables avec un soleil et un vent permanent, des cyclones, le fracas insupportable de la mer car il était permanent, une nourriture sans diversité, le manque d’eau potable, l’exiguïté de leur territoire, les maladies impossibles à guérir, la neurasthénie, etc.
La vie sur cette ile déserte est parfaitement retranscrite. Avez-vous lu des rapports sur de tels sujets ?
Je me suis documenté dans trois directions : l’esclavagisme au XVIIIe siècle, les mœurs et coutumes des Malgaches et les rapports de trois campagnes de fouilles menées par le Gran (Groupement de recherches en archéologie navale).
Dans ce roman, le sens de la vie apparaît à chaque page, dans chaque histoire de ces rescapés, qui tombent les uns après les autres. Que retenez-vous de leur vie ?
Je retiens un ennui les tuant plus que les maladies ainsi que le sentiment d’une grande injustice nourri par le ressentiment à l’encontre des Blancs qui les ont oubliés.
Comment êtes-vous sorti de l’écriture d’un livre aussi fort ?
J’avais commencé par écrire un court-métrage qui n’a jamais été tourné puis une pièce de théâtre qui n’a jamais été montée. Et comme j’étais hanté par cette histoire, j’ai profité de deux mois répit dans mes activités d’écriture pour me lancer dans ce roman. Une fois terminé, j’ai eu l’impression d’un aboutissement et rapidement, cette espèce d’obsession s’est évaporée. Ce qui n’empêche pas son retour désormais avec la publication de ce livre !
Propos recueillis par Pascal Hébert
Les Oubliés, de Gérald Massé aux éditions Ella. 262 pages. 19 €.