Sorj Chalandon, auteur de Profession du père : « Ce roman, c’est ma profession de fils »
Publié le Par Jacques-Henri Digeon
Pascal Hébert
Lorsqu’il était journaliste à Libération, Sorj Chalandon a réalisé plusieurs reportages sur la guerre aussi bien au Liban qu’en Irlande du Nord. Habitué à côtoyer la mort, le grand reporter a décidé il y a deux ans qu’il n’écrirait plus jamais sur la guerre. Parole tenue. A la différence près que Sorj Chalandon, dans son dernier livre "Profession du père", nous renvoie à une autre guerre.
Plus discrète, plus larvée, l’autre guerre de Sorj Chalandon est celle qui éclate dans la cellule familiale, est menée par un élément dominant, en l’occurrence le père. Lorsqu’il y a violence, il y a des victimes. Une maman se tait et un enfant devient la marionnette d’un tortionnaire.
Dans Profession du père, roman qui prend aux tripes, osons le dire, Sorj Chalandon ne nous épargne pas la violence engendrée par un père embarqué dans un monde délirant et sidérant. Dans sa folie à la hauteur d’un gourou, il entraîne à l’aube des années soixante une femme perdue et un enfant qui devra trouver, malgré tout, son équilibre. Emile, errant entre la réalité de son quotidien au collège et les histoires dingues d’agent secret de son père, décidé à tuer de Gaulle, est un enfant rejeté.
Sorj Chalandon, dans ce livre qui est une véritable descente aux enfers, est au plus près de la vérité et de sa vérité. A la fin de la lecture, on s’interroge : peut-on réellement guérir de son enfance ?
Après avoir écrit pendant de nombreuses années sur la guerre, pourquoi vous êtes-vous arrêté sur votre enfance ?
Les personnes, qui ont lu attentivement mes six premiers livres, ont pu se rendre compte qu’il y a une constante : la figure du père. Et c’est le même père. C’est la même personne que je décris dans des livres différents, sous des noms différents avec des attitudes différentes. C’est en fait le visage de mon père. Si par hasard mon livre devait être adapté au cinéma, mon père aurait le visage de Niels Arestrup. Un être démesuré, immense. Mon père est mort le 21 mars 2014. Il ne pourra plus le lire et maintenant je peux faire le roman que je porte depuis 63 ans. Ce roman, c’est ma profession de fils. Ce n’est pas une biographie. C’est un objet romanesque.
Avez-vous essayé de discuter avec votre père ?
J’ai essayé. Mais comme Emile, le personnage du livre, il n’y a rien en face. On ne peut pas discuter avec l’ami du général de Gaulle qui a bien connu Edith Piaf et les Compagnons de la chanson… A un moment donné, en face, il n’y a rien. J’étais devant un metteur en scène. C’est un homme qui avait une pathologie lourde, qui n’a pas été détectée jusqu’à ce qu’il soit interné et meurt en hôpital psychiatrique. On le prenait avant pour un homme fantasque. S’il n’y avait pas eu cette violence contre l’enfant, cela aurait été un monde rêvé.
Comment ça un « monde rêvé » ?
Quel enfant n‘a pas eu envie de devenir avec son père agent secret ? Mais c’est un peu déstabilisant, j’en conviens, car à un moment donné, on se demande où est la vérité ? On ne sait pas bien. Grâce à ces délires, Emile entre dans une organisation secrète avec Ted, l’agent américain qui est partout. Le problème, c’est cette violence qui vient pervertir tout ça. S’il n’y avait pas eu cette violence, j’aurais eu un père transformiste, magicien. Malheureusement, Emile n’est pas seulement le spectateur mais aussi la victime.
Au niveau de la violence, on est à tous les étages : psychologique et physique.
C’est effectivement une violence au plus haut degré. Et l’on ne sait pas où cela va s’arrêter. Aujourd’hui, je pense que le père d’Emile serait responsable de la Banque central européenne. Il suivait l’actualité et s’en faisait l’instigateur. Emile, comme moi, n’avions jamais eu de doutes. Qui peut douter de son père ? Surtout lorsque la mère acquiesce. Tout se déroule en vase clos. Il n’y a pas d’amis, ni de contre exemples. C’est une secte familiale sans le rapport à l’argent. C’est une secte de contrôle dans laquelle un enfant est le jouet d’un gourou pervers, sectaire et fou. La violence a interdit le doute.
Et le rôle de la mère dans cette galère ?
Qui peut douter aussi de sa mère ? La mère à aucun moment ne protège son fils. D’abord parce qu’elle est elle-même victime. Elle n’a pas les moyens intellectuels de se rendre compte de la situation. Et puis il y a la fameuse et grande phrase « Tu connais ton père ». qui empêche toute discussion. C’est beaucoup plus tard que j’ai appris qu’une mère pouvait quitter le foyer familial avec son enfant sous le bras et une petite valise.
Des doutes sur ce fonctionnement familial hors norme vous sont tout de même apparus à un moment donné.
Oui par un biais administratif. C’est très important la profession du père. On se construit sur la profession du père. Je voyais les pères de mes camarades commerçants, maçons, plâtriers. Dans mon cas, ce n’est pas que j’ai un père qui n’a pas de travail, c’est pire, il les a tous. Et pas n’importe quel travail. Il est agent secret. Une fois, j’ai écrit en classe que mon père était ‘’parachute’’ au lieu de parachutiste. Cela a fait rire tout le monde. Pas moi qui étais bègue. Aujourd’hui, il serait un homme de l’ombre près d’Obama ou à la table d’écoute de la NSA par le biais de son ami Ted.
Comment avez-vous vécu la mort de votre père ?
Les funérailles ont été bouleversantes. Tout d’un coup, c’est à la mort d’un homme que tu vois sa vie. Lorsque la femme du funérarium nous a vus, ma mère et moi, elle nous a demandé si nous attendions quelqu’un d’autre. Nous lui avons répondu que non. Lorsque les agents du funérarium sont entrés, ils étaient plus nombreux que nous. Dans leurs yeux, je pouvais lire cette interrogation : mais qui est l’homme dans la boîte ? Qu’a-t-il pu faire au monde pour que personne ne se déplace à ses funérailles ? Je l’ai su plus tard, mon père était un grand invalide de guerre. S’il me l’avait dit, j’aurais été fier de l’écrire en lieu et place de profession du père.
Comment vous êtes-vous sorti de cette enfance poignardée ?
On se sauve de cette situation en étant aimé. On m’a appris à aimer, à donner. Je ne me suis pas construit contre. J’ai un amour de la langue que mon père n’avait pas. Je suis bègue et j’ai un besoin d’aller à l’os des mots. Plus il y a de mots et plus j’ai des chances de bégayer. Mais je reviens de loin. Bobby Sands a dit : « Notre revanche sera le rire de nos enfants ». C’est une phrase immense ! Quand j’entends les rires de mes enfants, ma réponse à cette histoire est complète. Avec ce roman, je suis comme un griot africain au pied d’un arbre disant : je vais vous raconter une histoire et vous allez être comme moi absolument sidéré. Lorsque je suis sorti de ce vase clos, étriqué et raciste, j’ai respiré l’air pur, j’ai rencontré l’intelligence, la démocratie. Ce livre, c’est le deuil de mon père. C’est son tombeau ce roman là.
Propos recueillis par Pascal Hébert.
Profession du père de Sorj Chalandon (Grasset). 315 pages. 19 €.
- Sorj Chalandon a été trente ans journaliste à Libération.
- Il a obtenu le prix Albert-Londres en 1988.
- Il a rencontré en 2011 les lycéens de Saint-Pierre à Dreux.
- Sorj Chalandon a remporté le prix Médicis avec Une promesse en 2006.
- Le prix Goncourt des lycéens lui a été attribué en 2013 pour Le Quatrième Mur.