Sida : 120 Battements... ne dit pas tout
Publié le Par Fabrice Bluszez
T.S.
Après la sortie du film "120 Battements par minute" racontant les débuts de l'association Act Up dans la lutte contre du sida, Thierry Schaffhauser note que bien des victimes ont été oubliées.
Il y eut l'apparition du sida, dans les années 80. Et il y eut Aides, association d'aide aux malades. Il y eut aussi, aux Etats-Unis puis à Paris, Act Up, autre association qui a cherché à faire de la lutte contre la maladie une cause publique, au-delà des discours et des atermoiements... Le combat d'Act Up, celui d'une minorité contrainte à des petites interventions spectaculaires contre des gouvernements, l'administration de la santé, des affaires sociales et des groupes pharmaceutiques, a permis des avancées réelles: la révélation du scandale du sang contaminé, une autre relation médecin-patient, la prise en charge des malades, un autre attitude vis-à-vis des personnes séropositives. Le film 120 Battements par minute retrace cette lutte avec émotion. Il ne doit pas faire oublier d'autres aspects.
Le texte ci-dessous, signé Thierry Schaffhauser, est publié par le quotidien Le Monde.
120 BPM, la guerre contre le sida n’est pas finie pour tout le monde
«Comme la plupart des anciens combattants d’Act Up, je suis allé voir le film de Robin Campillo. Une première réaction a été de voir ce film comme une reconnaissance des efforts, des souffrances, des luttes et des sacrifices des militants de la première génération qui ont survécu à cette guerre, ou qui en sont morts. A ce moment là, on se dit que c’est mérité, et que cette consécration arrive même bien tard, surtout quand on sait que beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui dans la précarité, et qu’ils ont été inemployables pendant des années, ou le sont toujours, car considérés comme des activistes fouteurs de merde, plutôt que comme des experts et des bosseurs déterminés à atteindre leurs objectifs.
« Après le temps des avant-premières, un public plus divers se rend dans les salles, et l’engouement devient plus général. Des gens découvrent Act Up ou la lutte contre le sida, et on se demande sur quelle planète ils ont vécu tout ce temps. Surgissent un peu comme des résistants de la dernière heure des louanges sur les actions et le travail d’Act Up, alors que dans ma mémoire, nous avons toujours été diffamés comme violents, provocateurs, extrémistes, de dangereux communautaristes et même des fascistes, un peu comme on parle de groupes comme les Indigènes de la République aujourd’hui.
« Soudainement, le sida devient un objet "respectable", un outil de communication pour les politiques, un moyen d’exhiber sa grande humanité et sa grande compassion à l’égard de victimes martyrs rejetées de toute la société. On se met à invoquer untel qu’on a connu et chacun se trouve un ami séropo mort dans son histoire personnelle, comme on a tous officiellement un ami homosexuel ou noir. Avec tous les progrès thérapeutiques réalisés, le sida devient un truc du passé. Il n’y a plus que les vieux qui en parlent dans un contexte assez paradoxal où les jeunes séropos préfèrent dans leur majorité rester silencieux et sont toujours taxés de "pas clean" sur les chats de drague.
« Cette glorification de notre passé se déroule dans un contexte d’autocongratulation générale. Lors de la dernière conférence scientifique à Paris au mois de juillet, ça parlait de "la fin du sida", encore de la PrEP qui permet de baiser sans capotes, des "3 fois 90" pour que le maximum de personnes connaissent leur statut, aient accès aux traitements et aux soins et se retrouvent avec une charge virale indétectable au point d’empêcher toute transmission du VIH. Il est parfaitement compréhensible que tout le monde souhaite avec impatience cette fin du sida, et veuille s’en réjouir, en particulier après tout ce qui a été vécu. Mais au fond de moi, je ne peux pas m’empêcher de penser et de ressentir que tout cela est en partie un gros mensonge. Mon ressenti personnel c’est que nous avons échoué.
« Le sida des pédés blancs middle class en Occident est peut-être devenu "respectable" (et encore...), mais il y a toujours plus d'un tiers des séropos dans le monde qui n'ont pas accès aux traitements, pour les autres à des traitements de moindre qualité, et qui continuent de développer des maladies qu'on ne voit presque plus ici. Cela fait presque 20 ans que la France ne contribue pas à la hauteur de ce qu’elle devrait au Fonds Mondial de lutte contre le sida, mais on veut nous faire croire que notre pays est à la pointe du combat.
« Même en France, il y a plein de personnes qui continuent de ne pas être "respectables", qui se contaminent (6000 nouvelles infections par an) et tombent malades dans l'indifférence générale, rencontrent de grandes difficultés dans l'accès aux soins, sont ultra précarisées, n’ont pas de papiers, attendent toujours leur AAH, sont mal-logées, incarcérées, etc. Evidemment, il n'y aura jamais de film sur ces personnes là. Il y a toujours eu les bons et les mauvais séropos, ceux qui "l'avaient mérité" et les "victimes innocentes". Aujourd’hui, à côté de 120BPM et la reconnaissance de nos héros historiques, il y a une invisibilisation des séropos, des discriminations subies et d’une précarisation qui n’est jamais analysée comme systémique et liée au VIH, parce que c’est plus simple de les présenter comme anecdotiques et des accidents de parcours individuels.
« Parmi les populations les plus discriminées, on est loin des "3 fois 90". Mais on préfère ne pas parler de ces "10%" pour se concentrer sur le succès des autres "bien insérés". Ce qui me met mal à l'aise c'est que 120BPM n'est pas juste un film, et que ce n'est pas juste un passé glorieux. La lutte contre le sida a échoué à l’égard des populations clés les plus précaires. L’usage de drogues et le travail sexuel sont toujours criminalisés. La transidentité est toujours pathologisée. Des séropos vivent dans des bidonvilles qu’on croyait disparus depuis les années 1960. On recommence à menacer d’expulsions des malades sous prétexte que certains traitements sont partiellement accessibles dans les pays pauvres. Plein de gens aujourd'hui encore continuent de vivre avec ces échecs, et ils représentent même la majorité des séropos dans le monde. »
Thierry Schaffauser, travailleur du sexe, militant d’Act Up-Paris de 2000 à 2007.