TAFTA : Le marché commun Europe et Etats-Unis entre rêve et cauchemar
Publié le Par Un Contributeur
Lundi 19 mai, les Etats-Unis et la Commission européenne vont entamer le cinquième temps d’une négociation pour un traité commercial transatlantique. Pour le reste on n’en sait pas grand-chose, c’est dommage, pas de quoi réveiller la campagne pour le Parlement européen. Ce n’était juste qu’essentiel. Par Antoine Laray
Polka endiablée ou valse hésitation ? On sait peu de choses du marché commun transatlantique qui est en discussion entre l’Europe et les Etats-Unis, si ce n’est que ne sont pas inscrits sur le carnet de bal ni OGM, ni poulet chloré, ni bœuf aux hormones. La secrétaire d'État française au Commerce extérieur, Fleur Pellerin, l’a affirmé jeudi dernier« on aborde la négociation d'égal à égal, rajoutant qu’il « ne faut pas être uniquement défensif, on a des intérêts offensifs », dont le textile, la charcuterie, ou l'accès des entreprises européennes aux marchés publics américains. « Des lignes rouges ont été tracées » dans le mandat de négociation de la Commission européenne, assure-t-elle. Il ne nous reste qu’à la croire.
Depuis 2013, les Etats-Unis et l’Union européenne discutent sur l’établissement d’une zone de libre échange, un marché commun transatlantique à l’intérieur duquel marchandises mais aussi services pourraient circuler librement. Si un site Internet n’avait pas dévoilé les grandes lignes des négociations, elles seraient restées « top secret », la Commission européenne étant seule en charge du dossier. Le Parlement européen a été quant à lui mis à l’écart. Lundi 19 mai, Washington et Bruxelles ouvriront le cinquième round de ces négociations et espèrent pouvoir arriver à un premier résultat d’ici à la fin de l’année.
En 1947, les grands pays industrialisés ont tenté de réguler les échanges internationaux avec l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT : General Agreement on Tariffs and Trade), avec comme objectif de huiler les rouages du commerce international, gage de la paix tout court. L’OMC pris le relai en 1995, avec un domaine de négociation plus vaste, englobant le domaine des services, des biens agricoles, industriels, ainsi que celui de la propriété intellectuelle. Les temps ont changé et les pays émergents sont devenus de vrais interlocuteurs. L’OMC qui compte 159 pays membres, fonctionne en cycle de négociation : celui dit de Doha a été ouvert en 2001… et n’est toujours pas refermé ! Aussi face à la lenteur des discussions pour libéraliser, au plan mondial, le commerce des biens et des services, des accords de libre-échange (ALE), négociés et conclus entre deux (ou plusieurs) Etats, ont fait florès (plus de 500 accords en 2012). Les statuts de l’OMC encouragent même ces pratiques.
Tant que l’on en reste aux échanges de marchandises, on ne peut pas dire que la normalisation lamine les qualités spécifiques des produits. Au contraire, on ne peut que se féliciter de l’apparition dans le domaine de l’agroalimentaire de produits d’appellations contrôlées qui font par exemple que la feta soit produite en Grèce ou la mozzarella en Italie. La vraie inquiétude est ailleurs. Les tenants du libéralisme auraient mis sur le métier l’idée d’une autorité supérieure, un futur organe de résolution des conflits indépendant. Les détracteurs du projet craignent qu’en cas de désaccord avec des décisions gouvernementales, le collège d'arbitres devant lequel une entreprise pourra traîner un pays, au motif que sa politique ou sa législation gênerait les ambitions commerciales de la première, se prononce en dehors de toute justice nationale et sans recours. Des monopoles d’États ou services publics, des normes alimentaires ou environnementales (là encore, interdiction d'exploiter du gaz de schistes, par exemple, ou de cultiver des OGM) pourraient ainsi être attaqués : « un cheval de Troie aux mains des multinationales », estime l’eurodéputé vert français, Yannick Jadot, vice-président de la commission du commerce international du Parlement européen.
Mais à l’inverse « pour l'Union européenne et les États membres, s'opposer très fermement à la présence de ce type de mécanisme » dans les accords avec les États-Unis ou le Canada « créerait un précédent qui nous mettrait dans une situation délicate dans de futures négociations » si nous demandions ce type de clause à des pays émergents ou en développement, dans lesquels « la justice commerciale ne présente pas forcément des standards de nature à protéger nos entreprises », a mis en garde Fleur Pellerin.
A titre d’exemple les opposants à un tel mécanisme rappellent qu’en 2012, l’Équateur a été condamné à payer 2,3 milliards de dollars à l'américaine Occidental Petroleum pour avoir cessé sa collaboration avec elle au terme d'un conflit. Depuis 2010, le cigarettier Philip Morris international poursuit avec ténacité l'Uruguay - après l'Australie - pour sa législation anti-tabac. Le différend n'est pas encore tranché, mais le CIRDI, l’organisme d’arbitrage privé pour la zone de libre échange panaméricaine, s'est récemment déclaré compétent pour l' « arbitrer ».
Comment légiférer Internet sans le censurer n’est pas la seule question qui se pose. Le secteur est loin d’être virtuel, Apple a rapporté un chiffre d’affaires de 43,7 milliards de dollars (environ 31,5 milliards d'euros) pour le premier trimestre de 2014. Google et Yahoo!, qui investissent à tout va dans le secteur, posent également la question des frontières d’Internet… non seulement pour son contenu, mais également pour les structures sociales des grands opérateurs. On a appris qu’après trois ans d'enquête sur ses pratiques d'optimisation fiscale, le ministère des Finances a fait parvenir en mars à Google une notification l'informant de son prochain redressement. Le montant du redressement fiscal de Google est estimé entre 500 millions et un milliard d'euros. Avec Internet, se pose aussi la question du recouvrement des droits d’auteurs. En France, comme il est difficile de pointer quotidiennement les articles de presse ou tout autre écrit, un organisme le CFC, Centre français de la copie, assure un véritable exercice des droits lorsque la gestion individuelle est inefficace. En clair il gère un pot commun de recette qu’il redistribue au prorata aux organes de presse.
Mais à peine le doigt mis sur la question du web, remonte en surface la protection ou libéralisation des données personnelles (ce dont s’occupe pour a France la CNIL), brevetabilité des logiciels, défense du domaine public, accès aux marchés publics, surveillance numérique : autant de dossiers sensibles sur lesquelles les lignes de force entre Européens et Américains n'apparaissent pas encore clairement. Mais il est clair que les Etats-Unis sont très en avance sur ces points alors même que nous ne pourrons pas faire l’impasse sur le sujet. En revanche il serait étonnant que le secteur finance et banques rentre dans les négociations, les banques centrales ayant droit de préséance sur le sujet, crise oblige
Le champ du futur traité est immense : normes alimentaires, médicaments, protection de la vie privée, services publics … Seuls échappent aux négociations – à contrecœur pour la Commission mais sur l'insistance française – les biens culturels pour l'instant encore protégés par la fameuse exception du même nom. Il reste que notre système de production dans le cinéma, s’appuyant sur un mécanisme d’avance sur recette, l’obligation de chaînes de télévision comme Canal plus de participer à la production de films, fait que notre industrie cinématographique est florissante (contrairement à celle de nos voisins).
On le voit : on ripe rapidement de la polémique à l’indispensable. Il ne s’agit pas de mettre dans la balance le devenir des abeilles contre l’exploitation du gaz de schiste et de jauger le poids d’internet par rapport à la production de vin. L’enjeu est de taille : l’ouverture aux entreprises des deux rives de l’Atlantique d'un marché potentiel de 820 millions de consommateurs, aujourd’hui impraticable à bien des égards pour de nombreux acteurs : marchés publics protégés, normes incompatibles et barrières à l’installation des entreprises, avec à la clef des créations d’emplois (du moins on l’espère !). Pour l’instant, on ne sait rien de ce qui est négocié ni du calendrier. Il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Le Parlement européen va prendre ses marques, et selon le nouvel ordre (social démocrate, nationaliste ou libéral), sa philosophie sera différente, ce qui devrait influer sur la composition de la Commission. La personnalité du Président de la Commission qui pour la première fois sera nommé avec l’accord du Parlement devrait également compter. Le traité transatlantique doit aussi être validé par l’ensemble des pays de l’Union. Nous sommes encore loin du moment où l’on pourra écrire qu’il n’y a plus d’Atlantique !
Par Antoine Laray, journaliste économique et financier