Réchauffement climatique (V) : l'agriculture peut aussi apporter des solutions
Publié le Par Patrick Béguier
Dernière partie de l'analyse réalisée par le spécialiste français Bruno Parmentier : une des solutions possibles au réchauffement climatique est de capter l'un ou l'autre des gaz à effet de serre pour le stocker à nouveau, dans la terre ou dans la mer.
Notons qu’il s'agit essentiellement du gaz carbonique, car cela semble beaucoup plus difficile de récupérer et de stocker le méthane ou le protoxyde d’azote. Mais, en ce qui concerne le gaz carbonique présent dans l’atmosphère, le processus est quand même réversible. D'une part, grâce à la photosynthèse, les plantes savent se nourrir du gaz carbonique pour fabriquer de la végétation tout en rejetant de l’oxygène ; elles accumulent alors du carbone et, à leur mort, le sol lui-même peut le stocker durablement. Et d'autre part, la mer peut, dans certaines conditions, faire de même avec les eaux de surface, pour ensuite l’enfouir dans ses couches profondes.
Bilan du carbone sur la planète
Avant de définir une stratégie, il est important de savoir de quoi on parle en matière de stock de carbone, et quelles sont les masses qui sont en jeu, pour se rendre compte de la pertinence de telle ou telle stratégie en fonction des enjeux globaux. Le site très pédagogique Manicore présente les estimations suivantes :
Sous la mer, la fraction des sédiments océaniques qui est au contact de l'eau contiendraient 150 milliards de tonnes de carbone, montant inchangé depuis le début des activités industrielles, puisqu'il s'agit de gisements très profonds et très protégés. À l'inverse, dans les eaux de surface, on trouve 900 milliards de tonnes, et d'importants échanges permanents avec l'atmosphère.
Le principal stockage du carbone de la planète, et de très loin, se situe dans les océans intermédiaires et profonds. Ils auraient contenu 37 100 milliards de tonnes de carbone en 1750, montant qui aurait augmenté de 100 milliards de tonnes depuis le début des activités industrielles. Au total, les océans renferment donc près de 85 % du carbone présent sur la planète !
Les écosystèmes continentaux auraient contenu 2 300 milliards de tonnes de carbone en 1750 (dans les plantes, les sols et l'humus), montant qui a augmenté de 101 milliards depuis le début des activités industrielles au titre de l'accroissement de la productivité des plantes, mais qui a baissé de 140 milliards sur la même durée, à cause de la déforestation et éventuellement du déstockage d'une partie du carbone du sol.
Le stock de combustibles fossiles (tout agrégé : pétrole, gaz, charbons) valait environ 3 700 milliards de tonnes de carbone en 1750 - avant que l'on ne commence à piocher dedans. Fin 1994 nous avions "déstocké" (en fait brûlé, donc avec transfert de CO2 à l'atmosphère) environ 244 milliards de tonnes de carbone, et 30 % de plus entre 1994 et 2005.
Et enfin, l'atmosphère contenait 597 milliards de tonnes de carbone en 1750, montant qui a augmenté de 165 milliards depuis le début des activités industrielles suite aux émissions de CO2. Ce sont bien ces 165 milliards de tonnes de carbone dont on parle ici, car ils contribuent au réchauffement d'origine humaine de la planète. Ce sont eux qui nous empoisonnent littéralement l’existence, soit à peine 0,37 % des quelques 45 000 existant sur la planète. Cela montre à la fois la très grande fragilité de cette dernière, mais cela fixe aussi une feuille de route pour l’avenir. On devrait pouvoir agir, donc on doit le faire ! Séquestrer le carbone dans la mer Comme on l'a vu ci-dessus, les réserves les plus importantes de carbone de la planète sont dans la mer. On ne peut donc pas du tout s’en désintéresser si l'on veut en quelque sorte « purger » notre atmosphère.
Dans l'eau, le CO2 peut en effet se dissoudre et passer sous la forme d’acide carbonique (H2CO3). On sait que les eaux froides absorbent mieux que les chaudes, ce qui provoque un cercle vicieux : le réchauffement de la planète réchauffe les océans, qui, à leur tour, fixent moins de gaz carbonique ; ce dernier s'accumule donc dans l'atmosphère et le processus s'accélère.
Une fois absorbée par l'eau, une partie de ce carbone nourrit à son tour le plancton, les coraux, les crustacés et les poissons. Leurs déchets et cadavres tombent finalement en « pluie » continue, appelée « neige marine » sur les fonds marins. Ce qui n'est pas consommé par les organismes les plus profonds forme lentement des roches sédimentaires, qui elles-mêmes fixent le carbone pour des millions ou des milliards d'années. Compte tenu des immenses surfaces concernées, on estime que ce phénomène permet de fixer environ la moitié du gaz carbonique qui est absorbé sur la planète.
Pour stocker davantage de carbone dans la mer, il semble difficile d'avoir une action directe, mais, comme on l'a vu ci-dessus, les inconvénients du stockage supplémentaire sont réels, en termes d’acidification de l'eau de mer... Mais ce point est toujours sujet à des controverses alimentées par des études partielles contradictoires, les unes trouvant que les mers séquestrent davantage de carbone qu’on ne le pensait, les autres démontrant qu’en fait ils en relâchent beaucoup. En réalité, on s’aperçoit que l’on connaît très peu ce milieu.
Par exemple, certains préconisent l’ajout de microparticules de fer ou de sulfate de fer pour doper la séquestration du carbone par l'océan grâce au plancton. Le fer naturel est un oligoélément qui est devenu un facteur limitant pour la croissance du plancton car les rivières et les poussières en rejettent moins, et que du coup il remonte moins le long des côtes. Quelques expérimentations ont été faites, en particulier en 2002 en Antarctique, qui laissaient espérer que pour chaque atome de fer répandu, entre 10 et 100 000 atomes de carbone pouvaient être fixés. Mais d'autres chercheurs ont calculé que les effets induits pouvaient être pires que les bénéfices escomptés, et en 2008, l'Organisation maritime internationale, ainsi que la Convention de Londres sur la prévention de la pollution de la mer par l'immersion des déchets, ont estimé que ces activités de fertilisation de l'océan devaient être interdites, sauf expérimentations scientifiques limitées. Capter le carbone à la source Il est techniquement envisageable de capter le gaz carbonique dès son émission, à l'entrée des cheminées des centrales électriques à charbon par exemple. Une station récente produisant mille mégawatts par combustion du charbon rejette environ 6 millions de tonnes de CO2 annuellement. Autre source potentiellement importante : les usines de purification du gaz naturel, qui doivent éliminer le dioxyde de carbone, pour éviter que la glace carbonique n’obstrue les camions citernes, ou empêcher les concentrations de CO2 d'excéder les 3 % maximum permis sur le réseau de distribution.
Le problème reste alors de savoir comment on peut le stocker et l'enfouir. On a imaginé trois méthodes pour ce faire, qui restent encore actuellement largement à l'état de prototypes :
Injection dans des roches perméables via des puits profonds, sous forme gazeuse super critique. Les sociétés pétrolières tentent de se placer sur ce nouveau marché. Mais comment se garantir contre une remontée massive de ce CO2 via des puits mal étanchéifiés, ou via les aquifères ? Stockage dans des grands fonds océaniques, une technologie qui reste provisoire et incertaine, et menaçante pour la biodiversité des grands fonds marins.
« Inertage » sous forme de carbonates minéraux reconstitués, une fois l'oxygène retiré. Une solution qui copie la nature, mais qui semble, dans l'état actuel des techniques, très coûteuse en énergie.
Le plus simple reste donc de tenter d’augmenter la séquestration « naturelle » dans le sol, sur terre. Et bien évidemment, ce ne sont pas les coiffeurs, les banquiers ou les marchands de téléphone portable qui vont pouvoir effectuer ce service pour la collectivité, mais bien les agriculteurs et les forestiers ! Arrêter de brader le carbone de nos forêts Reste donc l'agriculture et la sylviculture, et leurs actions de stockage de carbone. La forêt est très importante car sa biomasse capte quatre fois plus de carbone que le reste de la végétation. Il s'agit essentiellement des bois durs et denses qui mettent des siècles à pousser, voire des millénaires, à l'issue desquels soit l'arbre reste sur place et recycle son carbone sous forme de biomasse (c’est le cas en particulier des forêts vierges), soit il est exploité sous forme durable dans le bâtiment ou le mobilier. Les arbres à croissance rapide comme le peuplier, le saule ou le bouleau, et a fortiori le bambou, stockent finalement peu de carbone et pour peu de temps. Bien entendu, les incendies de forêt compromettre gravement ce stockage, de même que les tempêtes.
De ce point de vue-là, la déforestation accélérée des forêts tropicales, en particulier au Brésil, dans l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne et en Malaisie, en Indonésie, plus celle des forêts boréales de l'Extrême-Orient russe, est un désastre absolu pour l'ensemble de l'humanité, même si la situation empire plus lentement qu’à la fin du siècle précédent. Tout est bon pour supprimer la forêt : abattages sauvages, coupes illégales ou peu réglementées d’espèces rares, commerce incontrôlé de gibier, saignées effectuées pour extraire le minerai, défrichage agricole, etc.
Par exemple, l'Indonésie, qui abritait la biodiversité la plus riche du monde, a perdu un quart de sa forêt tropicale en l’espace de cinquante ans. L'Inde et la Chine, très consommatrices de bois, exercent une pression très forte pour en importer depuis le Sud-Est asiatique (Malaisie, Indonésie, Papouasie, Birmanie, etc.). Une part non négligeable de ce bois – coupé et importé illégalement en Chine – est en quelque sorte « blanchie » pour être réexportée tout à fait légalement sous forme de meubles ou de contreplaqué (dont l’Europe a doublé ses importations en dix ans).
D’après la FAO, « quelque 13 millions d'hectares de forêts par an ont été convertis à d'autres utilisations ou ont disparu pour causes naturelles dans le monde de 2000 à 2010, contre 16 millions d'hectares par an dans les années 1990.
En revanche, d'autres pays s'améliorent un peu de ce point de vue, comme le Brésil et l'Indonésie, qui ont accusé la plus forte perte de forêts dans les années 1990, et ont vu leurs taux de déforestation baisser. Des programmes ambitieux de plantation d'arbres dans des pays comme la Chine, l'Inde, les Etats-Unis et le Viet Nam, associés à une expansion naturelle des forêts dans certaines régions, ont ajouté plus de 7 millions d'hectares de nouvelles forêts chaque année.
Ainsi, la perte nette de superficies boisées est tombée à 5,2 millions d'hectares par an de 2000 à 2010, contre 8,3 millions d'hectares par an dans les années 1990. Ceci représente l'équivalent de la superficie de la France en une décennie ! La superficie totale des forêts de la planète représente un peu plus de 4 milliards d'hectares, soit 31 % de la surface émergée ».
Malheureusement, ce mouvement a repris dans les années 2010 : d'après l'université du Maryland aux Etats-Unis, 2014 a été l’année la pire avec 18 millions d'hectares abattus. Deux exemples pour prendre la mesure du phénomène : chaque minute, ce sont 2 400 arbres qui sont coupés sur terre, tandis que la déforestation en 2014 correspondait à la superficie du Cambodge. De nouvelles zones de déforestation sont apparues dans des pays où les multinationales peuvent profiter à plein de la faiblesse des États, comme le bassin du Mékong, en particulier au Cambodge (au profit de plantation de caoutchouc), ou bien de nouveaux pays en Afrique de l'Ouest, comme le Sierra Leone, le Libéria et la Guinée. Madagascar a perdu 318 000 ha en une seule année, soit 2 % de sa superficie forestière totale, au profit d'exploitations minières ou bien de bois précieux comme le bois de rose et de palissandre.
La prise de conscience de cet énorme problème de la déforestation massive pour l'humanité progresse, bien que toujours trop lentement ! C'est ainsi qu'en 2008, les Nations Unies ont lancé un nouveau programme pour la réduction des émissions de CO2 issues de la déforestation et de la dégradation des forêts. Notons aussi que la déforestation pose d'autres problèmes écologiques et sociaux : 60% des populations indigènes du monde dépendent presque entièrement des forêts ; la moitié des espèces animales terrestres du monde se concentre dans quelque 25 zones tropicales forestières…
Mais, indépendamment de la déforestation, il y a d’autres menaces : il semble par exemple, d’après une grosse étude du programme Rainfor (Réseau d’inventaire forestier de l’Amazonie) publiée dans la revue Nature que l’effet puits de carbone de l’Amazonie se ralentisse et soit en train de s’épuiser ; il aurait diminué de moitié en 20 ans, en raison de changements dans la composition de la forêt, les arbres à croissance lente étant peu à peu remplacés par des arbres qui vivent vite et meurent jeunes.
De même, les forêts boréales du Nord, qui, de l’Alaska à la Sibérie orientale, constituent environ 30 % du manteau arboré du globe, vont devoir affronter une montée des températures atteignant, dans le scénario extrême du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), jusqu’à 11°C à la fin du siècle. Ces formations risquent de s’appauvrir, voire de se transformer en « zones arbustives » ou « à faible productivité », avec des risques accrus d’incendies ou d’attaques de ravageurs. En outre, le dégel du permafrost (zone gelée en permanence autour des pôles, soit 20% de la surface terrestre) menace de relâcher dans l’atmosphère d’énormes quantités de CO2 et de méthane, avec un impact plusieurs fois supérieur à celui de l’actuelle déforestation tropicale. Fixer davantage de carbone dans la biomasse La FAO, dans ses statistiques et analyses, distingue quatre différents stocks de carbone : la biomasse aérienne (carbone présent dans toute la biomasse vivante au-dessus du sol), la biomasse souterraine (carbone présent dans toute la biomasse de racines vivantes), le carbone du bois mort ou nécromasse ligneuse - hors de la litière - , le carbone de la litière (carbone présent dans toute la biomasse non vivante dont le diamètre est inférieur au diamètre minimal pour le bois mort, gisant à différents stades de décomposition au-dessus du sol minéral ou organique) et enfin le carbone dans le sol (carbone organique présent dans les sols minéraux et organiques).
On voit bien la complexité de ces phénomènes. Il est donc toujours hasardeux d’annoncer des chiffres globaux de séquestration ou d’émission de carbone pour l’ensemble de la planète, vu l’immensité des superficies de forêt et l’ampleur de notre ignorance. Mais, même si on ne sait pas mesurer précisément et de manière non contestable l’impact final de la reforestation, il est quand même évident qu’il est positif. On peut donc imaginer de planter des arbres à nouveau partout où on le peut, c’est-à-dire par exemple sous forme de haies dans les zones agricoles, et sous forme de forêt là où elles ont disparues et où on ne cultive pas. Des chiffres de l’ordre de 300 à 400 millions d’hectares sont ainsi avancés comme potentiellement disponibles pour le boisement, malgré le besoin de terres nouvelles pour l’agriculture, qui, lui, a été estimé par la FAO à 120 millions d’hectares.
Tentons quand même de présenter quelques évaluations d’ordre de grandeur, à prendre avec prudence, car pour le moment les experts ne s'entendent pas sur leurs chiffres ; en effet, comme dans le cas des océans, nos méthodes de mesure restent très imprécises à l'échelle de la planète globale. Disons qu'une reforestation généralisée et très volontariste de la planète permettrait probablement de fixer entre 0,6 et 4 Giga tonnes de carbone par an, alors même qu'on en envoie plus de 6 par la simple combustion des combustibles fossiles, et qu’il y en a 165 de trop au-dessus de nos têtes.
Ce chiffre montre l'ampleur des enjeux : les émissions de gaz à effet de serre sont en bonne partie dues à la combustion à vitesse accélérée de carbone fossile issu de millions d'années de photosynthèse, et il est bien évident qu'on ne pourra pas les annuler purement et simplement en intensifiant la photosynthèse « courante »… Mais ce n'est absolument pas une raison pour ne pas le faire.
Dans nos zones tempérées, il est bien évident que la puissance de la photosynthèse et donc le potentiel de fixation du carbone reste modeste. Mais sans diminuer la production agricole, on peut mettre en œuvre au moins trois types de mesures : augmenter la taille des forêts, implanter une agriculture agroforestière et replanter des haies. Tentons d'évaluer ce que cela peut représenter en France par rapport aux émissions du pays et aux objectifs de réduction qu'il s'est fixé. Sachant qu'il faut bien distinguer la fonction de fixation du carbone par photosynthèse (qui peut être provisoire, par exemple dans le cas de production de bois de chauffage, de papier ou de carton) et celle de stockage de carbone dans la durée, soit dans le sol, soit pour des utilisations du bois plus pérennes, en particulier dans l'immobilier. Augmenter la taille et l’efficacité des forêts françaises Il n'y a bien sûr pas grand-chose à attendre de plus des forêts déjà existantes, dont l’une des fonctions principales est de stocker du carbone. Mais on peut en créer de nouvelles.
A l’échelle mondiale, la forêt métropolitaine française compte peu en termes de stock de carbone, mais à l'échelle du pays elle joue un rôle important. Chaque année, 80 millions d’arbres sont plantés en France, soit 2,5 arbres par seconde. La France est le 4e pays européen pour sa surface forestière après la Suède, la Finlande et l’Espagne. Avec ses 16,3 millions d’hectares en métropole, la forêt française représente 10 % de la surface boisée de l’Union européenne, mais environ 30 % du territoire. Sa superficie a doublé depuis 1830 (date du début de l’exode rural), et continue à progresser de 0,6 % par an, soit environ 35 000 hectares, toujours essentiellement sur les zones terres délaissées par le pastoralisme et l’agriculture. Même si ces nouvelles forêts sont utilisées pour produire du bois énergie ou du papier, à consommation rapide, on peut estimer que les terres concernées vont retrouver pour longtemps leur vocation forestière et que donc on augmentera la fixation du carbone par ce moyen.
Arrivée à maturité, une forêt tempérée métropolitaine peut stocker entre 550 et 1 200 tonnes de CO2 par hectare dans sa biomasse aérienne et racinaire. Au total, on a donc estimé en 2004 que la forêt française stockait 2,5 milliards de tonnes de carbone (soit l’équivalent de 9,2 milliards de tonnes de CO2 absorbé). Cette quantité de carbone se trouverait pour moitié dans les sols (litière plus humus) et plus provisoirement peut-être pour moitié dans les arbres (feuilles, branches, racines). Mais seule une petite partie de ce carbone peut être considérée comme durablement stockée… Implanter une agriculture agroforestière Remettre des arbres dans les champs, ou au bord des champs (dans les haies) peut permettre à la fois de fixer du carbone et d’adapter l’agriculture au réchauffement climatique. Et là des possibilités sont immenses, presque autant que la reforestation, en fait !
D'une part, les arbres, plantes pérennes, projettent leurs racines beaucoup plus profondément que les plantes annuelles comme les céréales, qui n'ont pas assez de temps pour le faire. Ils vont donc chercher l'eau, le carbone, l’azote, le phosphore et tous les autres éléments nutritifs à 3 ou 4 m de profondeur, et les remontent dans les couches superficielles, ce qui peut compenser largement la concurrence qu'ils exercent sur les premiers 50 cm. D'autre part, ils installent un véritable microclimat autour des cultures, avec une hygrométrie plus élevée et une ombre protectrice qui abaisse la température, ce qui compense également la baisse du rayonnement solaire. Sans compter la fourniture d’humus avec la décomposition des feuilles.
Tout reste à réinventer en la matière : on ne doit pas mettre n'importe quel arbre dans n'importe quelle région avec n'importe quelle culture ! Mais on commence à voir des champs de blé productif avec des rangées d’arbres tous les 20 m, ou des vignes, et même du maraîchage sous les arbres, avec une bonne productivité à l’hectare.
Le système fonctionne encore mieux dans les zones tropicales humides, où la force de la photosynthèse est à son maximum. Les nouvelles pratiques culturales consistent à mélanger dans le même champ plusieurs étages de plantes de hauteurs différentes. Chaque plante aide l'autre à pousser et on maximise au passage la fixation du carbone.
Arrêter de labourer et développer les prairies permanentes
Les techniques culturales simplifiées, ou sans labour, permettent de laisser le sol couvert en permanence, et donc de maximiser la photosynthèse et le captage du carbone, puisque dans ce cas, le sol travaille vraiment 365 jours par an, alors que sur les terres labourées la photosynthèse ne s'exerce qu’à mi-temps, environ six mois par an. On peut augmenter ainsi de 100 à 400 kg de carbone le captage annuel par hectare. Dans la station d'essais d’Arvalis de Boigneville dans le Bassin parisien, on a ainsi obtenu un doublement du stockage annuel de carbone sous une rotation maïs-blé dans le sol les 20 premières années (passant d'environ 0,10 tonne de carbone par hectare et par an à 0,20).
Un exemple est fourni par les prairies permanentes : elles accumulent d'énormes quantités de matières organiques, essentiellement sous forme de racines et micro-organismes, de manière relativement stable sur de longues durées. Mais partout dans le monde, depuis 1850, une grande partie de ces prairies ont été converties en champs ou urbanisées, perdant ainsi de grandes quantités de carbone par oxydation. Les quantités captées dépendent du type d'espèces qui sont cultivées ; parmi les graminées, il semble que la fétuque rouge fasse partie des plus efficaces.
L’impérieux devoir d’agir
Au terme de ce petit tour d’horizon, il apparaît clairement, à la veille de la conférence des Nations Unies sur le réchauffement climatique qui va se tenir à Paris, que notre relative immobilité actuelle est carrément irresponsable. Indépendamment de tous les autres inconvénients, la poursuite des politiques qui réchauffent la planète menace tout à fait directement la capacité de l'humanité à se nourrir correctement et complètement au XXIe siècle. L'agriculture mondiale, qui est la première menacée, serait bien inspirée de monter en première ligne en prenant tout à la fois des mesures radicales pour diminuer ses propres émissions, fixer davantage de carbone, et se préparer à produire avec un fort dérèglement climatique. C'est une affaire de citoyens responsables tout autant que d'accords gouvernementaux ou de normes contraignantes. Chacun peut, chacun doit y prendre une part active, tant dans sa vie personnelle et ses modes de consommation que dans sa vie professionnelle.
Il est réconfortant que l'un des plus grands leaders d'opinion de la planète, le Pape François, ait choisi de parler aussi clairement de cette question en interrogeant chacune de nos consciences, dans son encyclique « Loué sois-tu »
Constatons également que les Nations unies en sont arrivées au même point : les deux grands programmes de cette organisation internationale sont bien le Défi Faim zéro et l’accord sur le changement climatique ! Ne perdons donc pas totalement espoir : les citoyens, les associations, les entreprises et les États sont tous concernés, chacun peut faire quelque chose, et ceux qui vont le faire seront, malgré tout, nombreux ! À lire :
Réchauffement climatique : l'agriculture victime, cause et… solution (Paris Dépêches, le 28 octobre 2015)
Réchauffement climatique (II) : la pêche en grave danger (Paris Dépêches, le 4 novembre 2015)
Réchauffement climatique (III) : l'agriculture des pays tropicaux fortement menacée (Paris Dépêches, le 10 novembre 2015)
Réchauffement climatique (IV) : l'agriculture moderne aggrave la situation (Paris Dépêches, le 18 novembre 2015)
Pour aller plus loin…
Les livres de Bruno Parmentier : Nourrir l'humanité, Manger tous et bien, Faim zéro (en finir avec la faim dans le monde).
L’auteur anime également un blog, pour proposer des documents complémentaires qui n’ont pas trouvé de place dans ses livres, réagir à l’actualité de l’agriculture et l’alimentation, ainsi qu’à ses multiples rencontres effectuées à l’occasion de ses conférences ; vous y êtes les bienvenus et pouvez également y réagir.
On peut également consulter sa revue de presse spécialisée.
Pour contacter l’auteur, réagir à ce livre, ou aux précédents, demander une conférence ou une participation à une table ronde, partager des idées sur l’agriculture, l’alimentation ou la faim dans le monde : brunoparmentier@nourrir-manger.fr
Le principal stockage du carbone de la planète, et de très loin, se situe dans les océans intermédiaires et profonds. Ils auraient contenu 37 100 milliards de tonnes de carbone en 1750, montant qui aurait augmenté de 100 milliards de tonnes depuis le début des activités industrielles. Au total, les océans renferment donc près de 85 % du carbone présent sur la planète !
Les écosystèmes continentaux auraient contenu 2 300 milliards de tonnes de carbone en 1750 (dans les plantes, les sols et l'humus), montant qui a augmenté de 101 milliards depuis le début des activités industrielles au titre de l'accroissement de la productivité des plantes, mais qui a baissé de 140 milliards sur la même durée, à cause de la déforestation et éventuellement du déstockage d'une partie du carbone du sol.
Le stock de combustibles fossiles (tout agrégé : pétrole, gaz, charbons) valait environ 3 700 milliards de tonnes de carbone en 1750 - avant que l'on ne commence à piocher dedans. Fin 1994 nous avions "déstocké" (en fait brûlé, donc avec transfert de CO2 à l'atmosphère) environ 244 milliards de tonnes de carbone, et 30 % de plus entre 1994 et 2005.
Et enfin, l'atmosphère contenait 597 milliards de tonnes de carbone en 1750, montant qui a augmenté de 165 milliards depuis le début des activités industrielles suite aux émissions de CO2. Ce sont bien ces 165 milliards de tonnes de carbone dont on parle ici, car ils contribuent au réchauffement d'origine humaine de la planète. Ce sont eux qui nous empoisonnent littéralement l’existence, soit à peine 0,37 % des quelques 45 000 existant sur la planète. Cela montre à la fois la très grande fragilité de cette dernière, mais cela fixe aussi une feuille de route pour l’avenir. On devrait pouvoir agir, donc on doit le faire ! Séquestrer le carbone dans la mer Comme on l'a vu ci-dessus, les réserves les plus importantes de carbone de la planète sont dans la mer. On ne peut donc pas du tout s’en désintéresser si l'on veut en quelque sorte « purger » notre atmosphère.
Dans l'eau, le CO2 peut en effet se dissoudre et passer sous la forme d’acide carbonique (H2CO3). On sait que les eaux froides absorbent mieux que les chaudes, ce qui provoque un cercle vicieux : le réchauffement de la planète réchauffe les océans, qui, à leur tour, fixent moins de gaz carbonique ; ce dernier s'accumule donc dans l'atmosphère et le processus s'accélère.
Une fois absorbée par l'eau, une partie de ce carbone nourrit à son tour le plancton, les coraux, les crustacés et les poissons. Leurs déchets et cadavres tombent finalement en « pluie » continue, appelée « neige marine » sur les fonds marins. Ce qui n'est pas consommé par les organismes les plus profonds forme lentement des roches sédimentaires, qui elles-mêmes fixent le carbone pour des millions ou des milliards d'années. Compte tenu des immenses surfaces concernées, on estime que ce phénomène permet de fixer environ la moitié du gaz carbonique qui est absorbé sur la planète.
Pour stocker davantage de carbone dans la mer, il semble difficile d'avoir une action directe, mais, comme on l'a vu ci-dessus, les inconvénients du stockage supplémentaire sont réels, en termes d’acidification de l'eau de mer... Mais ce point est toujours sujet à des controverses alimentées par des études partielles contradictoires, les unes trouvant que les mers séquestrent davantage de carbone qu’on ne le pensait, les autres démontrant qu’en fait ils en relâchent beaucoup. En réalité, on s’aperçoit que l’on connaît très peu ce milieu.
Par exemple, certains préconisent l’ajout de microparticules de fer ou de sulfate de fer pour doper la séquestration du carbone par l'océan grâce au plancton. Le fer naturel est un oligoélément qui est devenu un facteur limitant pour la croissance du plancton car les rivières et les poussières en rejettent moins, et que du coup il remonte moins le long des côtes. Quelques expérimentations ont été faites, en particulier en 2002 en Antarctique, qui laissaient espérer que pour chaque atome de fer répandu, entre 10 et 100 000 atomes de carbone pouvaient être fixés. Mais d'autres chercheurs ont calculé que les effets induits pouvaient être pires que les bénéfices escomptés, et en 2008, l'Organisation maritime internationale, ainsi que la Convention de Londres sur la prévention de la pollution de la mer par l'immersion des déchets, ont estimé que ces activités de fertilisation de l'océan devaient être interdites, sauf expérimentations scientifiques limitées. Capter le carbone à la source Il est techniquement envisageable de capter le gaz carbonique dès son émission, à l'entrée des cheminées des centrales électriques à charbon par exemple. Une station récente produisant mille mégawatts par combustion du charbon rejette environ 6 millions de tonnes de CO2 annuellement. Autre source potentiellement importante : les usines de purification du gaz naturel, qui doivent éliminer le dioxyde de carbone, pour éviter que la glace carbonique n’obstrue les camions citernes, ou empêcher les concentrations de CO2 d'excéder les 3 % maximum permis sur le réseau de distribution.
Le problème reste alors de savoir comment on peut le stocker et l'enfouir. On a imaginé trois méthodes pour ce faire, qui restent encore actuellement largement à l'état de prototypes :
Injection dans des roches perméables via des puits profonds, sous forme gazeuse super critique. Les sociétés pétrolières tentent de se placer sur ce nouveau marché. Mais comment se garantir contre une remontée massive de ce CO2 via des puits mal étanchéifiés, ou via les aquifères ? Stockage dans des grands fonds océaniques, une technologie qui reste provisoire et incertaine, et menaçante pour la biodiversité des grands fonds marins.
« Inertage » sous forme de carbonates minéraux reconstitués, une fois l'oxygène retiré. Une solution qui copie la nature, mais qui semble, dans l'état actuel des techniques, très coûteuse en énergie.
Le plus simple reste donc de tenter d’augmenter la séquestration « naturelle » dans le sol, sur terre. Et bien évidemment, ce ne sont pas les coiffeurs, les banquiers ou les marchands de téléphone portable qui vont pouvoir effectuer ce service pour la collectivité, mais bien les agriculteurs et les forestiers ! Arrêter de brader le carbone de nos forêts Reste donc l'agriculture et la sylviculture, et leurs actions de stockage de carbone. La forêt est très importante car sa biomasse capte quatre fois plus de carbone que le reste de la végétation. Il s'agit essentiellement des bois durs et denses qui mettent des siècles à pousser, voire des millénaires, à l'issue desquels soit l'arbre reste sur place et recycle son carbone sous forme de biomasse (c’est le cas en particulier des forêts vierges), soit il est exploité sous forme durable dans le bâtiment ou le mobilier. Les arbres à croissance rapide comme le peuplier, le saule ou le bouleau, et a fortiori le bambou, stockent finalement peu de carbone et pour peu de temps. Bien entendu, les incendies de forêt compromettre gravement ce stockage, de même que les tempêtes.
De ce point de vue-là, la déforestation accélérée des forêts tropicales, en particulier au Brésil, dans l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne et en Malaisie, en Indonésie, plus celle des forêts boréales de l'Extrême-Orient russe, est un désastre absolu pour l'ensemble de l'humanité, même si la situation empire plus lentement qu’à la fin du siècle précédent. Tout est bon pour supprimer la forêt : abattages sauvages, coupes illégales ou peu réglementées d’espèces rares, commerce incontrôlé de gibier, saignées effectuées pour extraire le minerai, défrichage agricole, etc.
Par exemple, l'Indonésie, qui abritait la biodiversité la plus riche du monde, a perdu un quart de sa forêt tropicale en l’espace de cinquante ans. L'Inde et la Chine, très consommatrices de bois, exercent une pression très forte pour en importer depuis le Sud-Est asiatique (Malaisie, Indonésie, Papouasie, Birmanie, etc.). Une part non négligeable de ce bois – coupé et importé illégalement en Chine – est en quelque sorte « blanchie » pour être réexportée tout à fait légalement sous forme de meubles ou de contreplaqué (dont l’Europe a doublé ses importations en dix ans).
D’après la FAO, « quelque 13 millions d'hectares de forêts par an ont été convertis à d'autres utilisations ou ont disparu pour causes naturelles dans le monde de 2000 à 2010, contre 16 millions d'hectares par an dans les années 1990.
En revanche, d'autres pays s'améliorent un peu de ce point de vue, comme le Brésil et l'Indonésie, qui ont accusé la plus forte perte de forêts dans les années 1990, et ont vu leurs taux de déforestation baisser. Des programmes ambitieux de plantation d'arbres dans des pays comme la Chine, l'Inde, les Etats-Unis et le Viet Nam, associés à une expansion naturelle des forêts dans certaines régions, ont ajouté plus de 7 millions d'hectares de nouvelles forêts chaque année.
Ainsi, la perte nette de superficies boisées est tombée à 5,2 millions d'hectares par an de 2000 à 2010, contre 8,3 millions d'hectares par an dans les années 1990. Ceci représente l'équivalent de la superficie de la France en une décennie ! La superficie totale des forêts de la planète représente un peu plus de 4 milliards d'hectares, soit 31 % de la surface émergée ».
Malheureusement, ce mouvement a repris dans les années 2010 : d'après l'université du Maryland aux Etats-Unis, 2014 a été l’année la pire avec 18 millions d'hectares abattus. Deux exemples pour prendre la mesure du phénomène : chaque minute, ce sont 2 400 arbres qui sont coupés sur terre, tandis que la déforestation en 2014 correspondait à la superficie du Cambodge. De nouvelles zones de déforestation sont apparues dans des pays où les multinationales peuvent profiter à plein de la faiblesse des États, comme le bassin du Mékong, en particulier au Cambodge (au profit de plantation de caoutchouc), ou bien de nouveaux pays en Afrique de l'Ouest, comme le Sierra Leone, le Libéria et la Guinée. Madagascar a perdu 318 000 ha en une seule année, soit 2 % de sa superficie forestière totale, au profit d'exploitations minières ou bien de bois précieux comme le bois de rose et de palissandre.
La prise de conscience de cet énorme problème de la déforestation massive pour l'humanité progresse, bien que toujours trop lentement ! C'est ainsi qu'en 2008, les Nations Unies ont lancé un nouveau programme pour la réduction des émissions de CO2 issues de la déforestation et de la dégradation des forêts. Notons aussi que la déforestation pose d'autres problèmes écologiques et sociaux : 60% des populations indigènes du monde dépendent presque entièrement des forêts ; la moitié des espèces animales terrestres du monde se concentre dans quelque 25 zones tropicales forestières…
Mais, indépendamment de la déforestation, il y a d’autres menaces : il semble par exemple, d’après une grosse étude du programme Rainfor (Réseau d’inventaire forestier de l’Amazonie) publiée dans la revue Nature que l’effet puits de carbone de l’Amazonie se ralentisse et soit en train de s’épuiser ; il aurait diminué de moitié en 20 ans, en raison de changements dans la composition de la forêt, les arbres à croissance lente étant peu à peu remplacés par des arbres qui vivent vite et meurent jeunes.
De même, les forêts boréales du Nord, qui, de l’Alaska à la Sibérie orientale, constituent environ 30 % du manteau arboré du globe, vont devoir affronter une montée des températures atteignant, dans le scénario extrême du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), jusqu’à 11°C à la fin du siècle. Ces formations risquent de s’appauvrir, voire de se transformer en « zones arbustives » ou « à faible productivité », avec des risques accrus d’incendies ou d’attaques de ravageurs. En outre, le dégel du permafrost (zone gelée en permanence autour des pôles, soit 20% de la surface terrestre) menace de relâcher dans l’atmosphère d’énormes quantités de CO2 et de méthane, avec un impact plusieurs fois supérieur à celui de l’actuelle déforestation tropicale. Fixer davantage de carbone dans la biomasse La FAO, dans ses statistiques et analyses, distingue quatre différents stocks de carbone : la biomasse aérienne (carbone présent dans toute la biomasse vivante au-dessus du sol), la biomasse souterraine (carbone présent dans toute la biomasse de racines vivantes), le carbone du bois mort ou nécromasse ligneuse - hors de la litière - , le carbone de la litière (carbone présent dans toute la biomasse non vivante dont le diamètre est inférieur au diamètre minimal pour le bois mort, gisant à différents stades de décomposition au-dessus du sol minéral ou organique) et enfin le carbone dans le sol (carbone organique présent dans les sols minéraux et organiques).
On voit bien la complexité de ces phénomènes. Il est donc toujours hasardeux d’annoncer des chiffres globaux de séquestration ou d’émission de carbone pour l’ensemble de la planète, vu l’immensité des superficies de forêt et l’ampleur de notre ignorance. Mais, même si on ne sait pas mesurer précisément et de manière non contestable l’impact final de la reforestation, il est quand même évident qu’il est positif. On peut donc imaginer de planter des arbres à nouveau partout où on le peut, c’est-à-dire par exemple sous forme de haies dans les zones agricoles, et sous forme de forêt là où elles ont disparues et où on ne cultive pas. Des chiffres de l’ordre de 300 à 400 millions d’hectares sont ainsi avancés comme potentiellement disponibles pour le boisement, malgré le besoin de terres nouvelles pour l’agriculture, qui, lui, a été estimé par la FAO à 120 millions d’hectares.
Tentons quand même de présenter quelques évaluations d’ordre de grandeur, à prendre avec prudence, car pour le moment les experts ne s'entendent pas sur leurs chiffres ; en effet, comme dans le cas des océans, nos méthodes de mesure restent très imprécises à l'échelle de la planète globale. Disons qu'une reforestation généralisée et très volontariste de la planète permettrait probablement de fixer entre 0,6 et 4 Giga tonnes de carbone par an, alors même qu'on en envoie plus de 6 par la simple combustion des combustibles fossiles, et qu’il y en a 165 de trop au-dessus de nos têtes.
Ce chiffre montre l'ampleur des enjeux : les émissions de gaz à effet de serre sont en bonne partie dues à la combustion à vitesse accélérée de carbone fossile issu de millions d'années de photosynthèse, et il est bien évident qu'on ne pourra pas les annuler purement et simplement en intensifiant la photosynthèse « courante »… Mais ce n'est absolument pas une raison pour ne pas le faire.
Dans nos zones tempérées, il est bien évident que la puissance de la photosynthèse et donc le potentiel de fixation du carbone reste modeste. Mais sans diminuer la production agricole, on peut mettre en œuvre au moins trois types de mesures : augmenter la taille des forêts, implanter une agriculture agroforestière et replanter des haies. Tentons d'évaluer ce que cela peut représenter en France par rapport aux émissions du pays et aux objectifs de réduction qu'il s'est fixé. Sachant qu'il faut bien distinguer la fonction de fixation du carbone par photosynthèse (qui peut être provisoire, par exemple dans le cas de production de bois de chauffage, de papier ou de carton) et celle de stockage de carbone dans la durée, soit dans le sol, soit pour des utilisations du bois plus pérennes, en particulier dans l'immobilier. Augmenter la taille et l’efficacité des forêts françaises Il n'y a bien sûr pas grand-chose à attendre de plus des forêts déjà existantes, dont l’une des fonctions principales est de stocker du carbone. Mais on peut en créer de nouvelles.
A l’échelle mondiale, la forêt métropolitaine française compte peu en termes de stock de carbone, mais à l'échelle du pays elle joue un rôle important. Chaque année, 80 millions d’arbres sont plantés en France, soit 2,5 arbres par seconde. La France est le 4e pays européen pour sa surface forestière après la Suède, la Finlande et l’Espagne. Avec ses 16,3 millions d’hectares en métropole, la forêt française représente 10 % de la surface boisée de l’Union européenne, mais environ 30 % du territoire. Sa superficie a doublé depuis 1830 (date du début de l’exode rural), et continue à progresser de 0,6 % par an, soit environ 35 000 hectares, toujours essentiellement sur les zones terres délaissées par le pastoralisme et l’agriculture. Même si ces nouvelles forêts sont utilisées pour produire du bois énergie ou du papier, à consommation rapide, on peut estimer que les terres concernées vont retrouver pour longtemps leur vocation forestière et que donc on augmentera la fixation du carbone par ce moyen.
Arrivée à maturité, une forêt tempérée métropolitaine peut stocker entre 550 et 1 200 tonnes de CO2 par hectare dans sa biomasse aérienne et racinaire. Au total, on a donc estimé en 2004 que la forêt française stockait 2,5 milliards de tonnes de carbone (soit l’équivalent de 9,2 milliards de tonnes de CO2 absorbé). Cette quantité de carbone se trouverait pour moitié dans les sols (litière plus humus) et plus provisoirement peut-être pour moitié dans les arbres (feuilles, branches, racines). Mais seule une petite partie de ce carbone peut être considérée comme durablement stockée… Implanter une agriculture agroforestière Remettre des arbres dans les champs, ou au bord des champs (dans les haies) peut permettre à la fois de fixer du carbone et d’adapter l’agriculture au réchauffement climatique. Et là des possibilités sont immenses, presque autant que la reforestation, en fait !
D'une part, les arbres, plantes pérennes, projettent leurs racines beaucoup plus profondément que les plantes annuelles comme les céréales, qui n'ont pas assez de temps pour le faire. Ils vont donc chercher l'eau, le carbone, l’azote, le phosphore et tous les autres éléments nutritifs à 3 ou 4 m de profondeur, et les remontent dans les couches superficielles, ce qui peut compenser largement la concurrence qu'ils exercent sur les premiers 50 cm. D'autre part, ils installent un véritable microclimat autour des cultures, avec une hygrométrie plus élevée et une ombre protectrice qui abaisse la température, ce qui compense également la baisse du rayonnement solaire. Sans compter la fourniture d’humus avec la décomposition des feuilles.
Tout reste à réinventer en la matière : on ne doit pas mettre n'importe quel arbre dans n'importe quelle région avec n'importe quelle culture ! Mais on commence à voir des champs de blé productif avec des rangées d’arbres tous les 20 m, ou des vignes, et même du maraîchage sous les arbres, avec une bonne productivité à l’hectare.
Le système fonctionne encore mieux dans les zones tropicales humides, où la force de la photosynthèse est à son maximum. Les nouvelles pratiques culturales consistent à mélanger dans le même champ plusieurs étages de plantes de hauteurs différentes. Chaque plante aide l'autre à pousser et on maximise au passage la fixation du carbone.
Arrêter de labourer et développer les prairies permanentes
Les techniques culturales simplifiées, ou sans labour, permettent de laisser le sol couvert en permanence, et donc de maximiser la photosynthèse et le captage du carbone, puisque dans ce cas, le sol travaille vraiment 365 jours par an, alors que sur les terres labourées la photosynthèse ne s'exerce qu’à mi-temps, environ six mois par an. On peut augmenter ainsi de 100 à 400 kg de carbone le captage annuel par hectare. Dans la station d'essais d’Arvalis de Boigneville dans le Bassin parisien, on a ainsi obtenu un doublement du stockage annuel de carbone sous une rotation maïs-blé dans le sol les 20 premières années (passant d'environ 0,10 tonne de carbone par hectare et par an à 0,20).
Un exemple est fourni par les prairies permanentes : elles accumulent d'énormes quantités de matières organiques, essentiellement sous forme de racines et micro-organismes, de manière relativement stable sur de longues durées. Mais partout dans le monde, depuis 1850, une grande partie de ces prairies ont été converties en champs ou urbanisées, perdant ainsi de grandes quantités de carbone par oxydation. Les quantités captées dépendent du type d'espèces qui sont cultivées ; parmi les graminées, il semble que la fétuque rouge fasse partie des plus efficaces.
L’impérieux devoir d’agir
Au terme de ce petit tour d’horizon, il apparaît clairement, à la veille de la conférence des Nations Unies sur le réchauffement climatique qui va se tenir à Paris, que notre relative immobilité actuelle est carrément irresponsable. Indépendamment de tous les autres inconvénients, la poursuite des politiques qui réchauffent la planète menace tout à fait directement la capacité de l'humanité à se nourrir correctement et complètement au XXIe siècle. L'agriculture mondiale, qui est la première menacée, serait bien inspirée de monter en première ligne en prenant tout à la fois des mesures radicales pour diminuer ses propres émissions, fixer davantage de carbone, et se préparer à produire avec un fort dérèglement climatique. C'est une affaire de citoyens responsables tout autant que d'accords gouvernementaux ou de normes contraignantes. Chacun peut, chacun doit y prendre une part active, tant dans sa vie personnelle et ses modes de consommation que dans sa vie professionnelle.
Il est réconfortant que l'un des plus grands leaders d'opinion de la planète, le Pape François, ait choisi de parler aussi clairement de cette question en interrogeant chacune de nos consciences, dans son encyclique « Loué sois-tu »
Constatons également que les Nations unies en sont arrivées au même point : les deux grands programmes de cette organisation internationale sont bien le Défi Faim zéro et l’accord sur le changement climatique ! Ne perdons donc pas totalement espoir : les citoyens, les associations, les entreprises et les États sont tous concernés, chacun peut faire quelque chose, et ceux qui vont le faire seront, malgré tout, nombreux ! À lire :
Réchauffement climatique : l'agriculture victime, cause et… solution (Paris Dépêches, le 28 octobre 2015)
Réchauffement climatique (II) : la pêche en grave danger (Paris Dépêches, le 4 novembre 2015)
Réchauffement climatique (III) : l'agriculture des pays tropicaux fortement menacée (Paris Dépêches, le 10 novembre 2015)
Réchauffement climatique (IV) : l'agriculture moderne aggrave la situation (Paris Dépêches, le 18 novembre 2015)
Pour aller plus loin…
Les livres de Bruno Parmentier : Nourrir l'humanité, Manger tous et bien, Faim zéro (en finir avec la faim dans le monde).
L’auteur anime également un blog, pour proposer des documents complémentaires qui n’ont pas trouvé de place dans ses livres, réagir à l’actualité de l’agriculture et l’alimentation, ainsi qu’à ses multiples rencontres effectuées à l’occasion de ses conférences ; vous y êtes les bienvenus et pouvez également y réagir.
On peut également consulter sa revue de presse spécialisée.
Pour contacter l’auteur, réagir à ce livre, ou aux précédents, demander une conférence ou une participation à une table ronde, partager des idées sur l’agriculture, l’alimentation ou la faim dans le monde : brunoparmentier@nourrir-manger.fr