La drôle de vie de la taxe Tobin sur les transactions financières
Publié le Par Jennifer Declémy
Le débat sur la taxe Tobin est revenu en force cette semaine dans la vie politique, après la décision de Nicolas Sarkozy de l'adopter le plus vite possible et la révélation qu'elle a déjà été voté en France en 2001. Retour en arrière sur l'histoire d'une taxe, une seule fois appliquée dans le monde et qui a connu un destin particulièrement mouvementé
On n’aura probablement jamais autant parlé d’une taxe en près de trente ans. Une idée folle qui nait dans l’esprit du professeur d’économie américain James Tobin, qui ne fait pas vraiment parler d’elle avant que les altermondialistes ne la reprennent dans les années 1990, pour finir par devenir aujourd’hui un sujet de consensus….seulement d’un point de vue apparent car jamais un sujet fiscal n’aura été aussi compliqué.
C’est donc en 1972 que le principe d’une taxe sur les transactions financières fut inventé par le professeur Tobin, qui avait dans l’esprit l’idée d’une taxe à taux très faible qui « permettrait de jeter quelques grains de sable dans les rouages de la finance internationale ». Ce genre de proposition, alors que les pays en développement émergent sur la scène internationale, est destiné à répondre justement à la croissance de ces derniers dans un contexte d’interdépendance de plus en plus accru. Et quand en 1981, le même professeur Tobin reçoit le prix Nobel d’économie, cela légitime ses idées même si le prix ne porte pas sur la taxe Tobin en elle-même.
Une première et seule application de cette taxe aura lieu dans le monde, en 1984, en Suède. Une expérience malheureuse, qui dura six ans, et qui semble dissuader tout autre pays de se lancer dans cette aventure. A cette époque, la Suède met en place la fameuse taxe Tobin, avec un taux de 0,5% sur les transactions d’abord, puis un taux de 1% en 1986. Echec retentissant, les capitaux s’empressèrent de fuir à l’étranger et la Suède fut contrainte d’abroger la loi en 1990. Echec et mat, l’idée semble donc bel et bien morte.
On aurait sans doute oublié le nom de James Tobin si, quelques années plus tard, la France n’avait pas décidé de relancer le débat. La France, ce pays qui n’a jamais embrassé le libéralisme et la financiarisation à tout va comme l’ont fait la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, est confrontée au début des années 1990 à une recrudescence du chômage et une situation économique atone. Ça, plus les crises monétaires qui frappent à la même époque l’Europe et le Mexique, pousse le pays et son dirigeant, François Mitterrand, à remettre l’idée au goût du jour lors du sommet de Copenhague en 1994. Un an plus tard il récidive en marge du G7 d’Halifax. Sans résultats concrets car l’ensemble des pays occidentaux est contre, et lui-même est en fin de mandat, mais l’idée se distille, on ne l’oublie pas.
Figurant dans le programme présidentiel de Lionel Jospin en 1995, la mesure va résolument s’inscrire à gauche dans les années 1990. Revendiquée par la gauche avant tout, l’idée va également être récupérée en 1998 par un collectif altermondialiste, ATTAC, crée initialement dans le but de militer pour la création et l’application de la taxe Tobin. Et qu’importe si l’inventeur de cette dernière déplore publiquement la récupération politique de son « bébé » par le groupe dont les positions « partent d’un bon sentiment mais son mal pensées », les graines ont été semées. Et quand les socialistes reviennent au pouvoir en 1997, à nouveau on reparle de la taxe sur les transactions financières dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Taxer les transactions financières, pourquoi pas finalement ?
Bémol à l’enthousiasme socialiste, la ferme opposition du ministre de l’économie de l’époque, Dominique Strauss-Kahn, puis de son successeur Laurent Fabius qui ne pense pas qu’une telle taxe soit possible à appliquer. Cela couplé au rapport Davanne de 1998 qui juge l’idée intéressante « mais aux effets incertains et redoutable de complexité quand il s’agira de la mettre en œuvre concrètement », va ralentir le Premier Ministre qui ne se souviendra de la taxe…qu’en 2001, quelques mois avant l’élection présidentielle.
C’est cette année que sur les plateaux de TF1 Lionel Jospin va annoncer vouloir la mettre en œuvre. Juste derrière lui, Jacques Chirac va déclarer au Parlement Européen qu’il faut « lutter contre l’instabilité des marchés financiers ». Traduction : il n’est pas contre l’idée de son premier ministre socialiste. Armé d’une telle bénédiction implicite, c’est tout naturellement que le leader socialiste va alors faire adopter par son assemblée une loi qui instaure de fait une taxe Tobin. Sauf que, parce que le diable est dans les détails, un décret vient nuancer la loi en déclarant que la taxe sera applicable…une fois que les autres pays européens l’auront eux aussi votée et mise en place. Encore une fois échec et mat.
Avec la victoire l’année suivante du même Jacques Chirac, une fois de plus l’idée semble remise aux oubliettes, d’autant plus que la droite est franchement contre, malgré son président qui lui, durant son second quinquennat, se sent pousser sur certains domaines des ailes altermondialistes. Et si une taxe Tobin semble irréalisable, une autre taxe, sur les billets d’avion, semble elle satisfaire la majorité qui la votera en 2006.
On aurait pu également en rester là si la crise financière n’avait frappé le monde en 2008. En un clin d’œil, Nicolas Sarkozy abandonne le libéralisme et se pose en apôtre de la régulation des marchés financiers, du domptage des banques et surtout…d’une taxe sur les transactions financières pour ainsi mettre un frein à la spéculation diabolique des marchés. Lui qui neuf ans plus tôt se posait résolument contre, le voilà désormais habillé du costume altermondialiste de son prédécesseur.
Toulon I va marquer une rupture dans le discours du Président et depuis lors ce dernier ne cesse de militer pour que les grands de ce monde s’accordent sur ce sujet. Si Gordon Brown en Grande-Bretagne n’est pas contre, son successeur en revanche dit niet, tout comme les Etats-Unis et la Chine. Au final, seule l’Allemagne va suivre la France, et le sommet du G20 en 2009 voit l’idée de taxe rejetée par la plupart des grands pays industrialisés.
La plupart, mais pas certains au sein de l’Union Européenne à qui l’idée plait de plus en plus. D’ailleurs, la même année le Parlement européen adoptera un « appel à la création d’une taxe Tobin vert », sous l’impulsion d’une coalition arc-en-ciel comprenant des élus de gauche, écologistes et du MODEM comme Harlem Désir, Catherine Trautmann, Marielle de Sarnez, Daniel Cohn-Bendit ou Eva Joly. Dans un contexte où la régulation de la finance mondiale devient un thème populaire auprès des opinions publiques, l’Allemagne et la France vont alors œuvrer de concert pour faire en sorte que la Commission Européenne prenne en charge le dossier dans le cadre d’une refonte globale du système monétaire financier international.
C’est le 29 juin 2011 que l’organe européen va proposer un projet global de réforme, incluant une taxe sur les transactions financières qui pourrait rapporter 30 milliards d’euros par an au budget européen et qui ferait baisser les contributions des états membres au même budget. Cependant le projet ne doit voir le jour qu’aux environs de 2014.
Et aujourd’hui, nouveau rebondissement dans l’histoire sans fin de cette taxe, la France décide donc de remettre la taxe au goût du jour en l’adoptant le plus vite possible, nonobstant les objections de l’Allemagne et l’Italie qui regrettent cette précipitation et veulent eux suivre le mouvement de la Commission Européenne. Mais pour Nicolas Sarkozy, il s’agit avant tout de faire passer la pilule amère de la TVA sociale qui déplait souverainement aux électeurs, et de se poser en champion de la réforme. A l’instar de Lionel Jospin en 2001, le chef de l’état est conscient que les français ressentent cruellement une sorte d’injustice latente dans la situation actuelle, où les riches sont de plus en plus riches tandis que les pauvres et les classes moyennes doivent payer la note salée d’une finance débridée, se sent dans l’obligation de lancer cette idée, et de la défendre coûte que coûte. Et qu’importe si finalement l’annonce est plus symbolique qu’autre chose.
La taxe sur les transactions financières est encore cependant très loin d’être adoptée. Primo, car elle fait face à l’opposition des deux plus grandes puissances économiques, la Chine et les Etats-Unis, et que, cantonnée au seul cadre européen, son utilité et sa pertinence restent à démontrer. Deuxio, car c’est une mesure compliquée à mettre en œuvre qui nécessite de longs montages fiscaux. Tertio, et c’est peut-être un point important qu’on omet trop souvent : on ignore si une telle taxe aurait des effets positifs sur l’économie. Une seule fois mise en œuvre, et accouchant d’un échec, la taxe Tobin n’est peut-être pas la réponse miracle à cette régulation des marchés et de la spéculation financière. A force d’être devenue l’arlésienne du débat politique mondial, cet espèce de mirage auquel on impute tous les miracles, la taxe sur les transactions financières a probablement revêtu des habits trop grands pour elle.
Quoi qu’il en soit, le revirement idéologique de Nicolas Sarkozy en 2008, et son impatience à la mettre en œuvre à trois mois de l’échéance présidentielle, prouvent bien que le sujet de la régulation financière s’est installé au cœur du débat, à contrario du courant libéral qui avait pourtant triomphé dans les années 1980 jusqu’à la fin des années 2000. Si la taxe Tobin n’aboutit pas, et ce sera probablement le cas, son idée même aura illustré le changement de contexte économique dans lequel nous nous trouvons actuellement, mais aura aussi montré à quel point la France n’a jamais totalement épousé le modèle libéral, contrairement à d’autres puissances occidentales, tant le débat est récurrent chez nous depuis 20 ans, et aujourd’hui plus que jamais, alors que la France vient de perdre son triple A et parait exclue du club des grandes puissances économiques mondiales.