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Le départ de Delphine Batho : raison officielle, raisons cachées

Publié le  Par Valérie Galfano

Crédit image © Parti socialiste - Flickr


La version du gouvernement : Delphine Batho n'aurait pas dû qualifier le budget de "mauvais" et ce sont donc des raisons politiques qui expliquent sa mise à l'écart. L'ex-ministre se défend et invoque plusieurs arguments en sa faveur : elle n'a pas manqué à la solidarité gouvernementale, n'a commis aucune faute et est, en fait, la victime de groupes de pression. Pour tenter de débroussailler cet imbroglio politique, Paris Dépêches vous propose une analyse avec le rappel des faits et une revue de presse.


Le 2 juillet, Delphine Batho, au cours d'une émission sur RTL, a qualifié son budget de "mauvais". Dans la journée, elle a été convoquée à Matignon par un message sur Twitter et après son rendez-vous avec le Premier ministre, son départ a été annoncé sur Twitter.

le 4 juillet, elle s'est exprimée au cours d'une conférence de presse et a ouvertement pointé du doigt le rôle des groupes de pression dans son départ.

 

Raison d'Etat et non respect des obligations de ministre



Un ministre peut-il s'écrier : "Le budget qui m'est alloué est mauvais" ?

Cet éclat peut être considéré comme de l'indiscipline ; Jean-Pierre Chevênement en mars 1983 a déclaré : "Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne !" quand il a préféré démissionner de son poste de ministre de la Recherche et de l'Industrie pour incompatibilité d'humeur avec le Premier ministre.
Dans le même sens, Ségolène Royal a estimé que "quand on est ministre, on a plus de devoirs que de droits".

Pour tenter de se justifier après-coup, Delphine Batho a déclaré le 4 juillet :
"Je ne pense pas que j'ai franchi les bornes de la solidarité gouvernementale". Elle a souligné que d'autres ministres, dont son ex-collègue Verte du Logement Cécile Duflot, étaient allés "beaucoup plus loin". "C'est moi qui n'aurais pas dû être virée", a-t-elle dit. "C'est disproportionné par rapport au problème que j'ai posé. Aucun ministre de l'Écologie ne peut dire que ce budget (2014) est un bon budget." http://www.lepoint.fr/politique/eviction-de-batho-matignon-nie-avoir-ete-influence-par-des-lobbies-04-07-2013-1693283_20.php


Christine Batho avait-elle la possibilité de réclamer une modification de son budget avant d'en faire la critique?

Oui, mais en respectant la procédure, ce que, selon le ministre du Budget, elle n'a pas fait :

Titillée sur ce qu’elle avait exactement demandé pour faire vraiment bouger le budget de son ministère, elle a répondu qu’elle avait sollicité «l’arbitrage personnel de Jean-Marc Ayrault». Une version immédiatement contredite par le ministre du Budget, Bernard Cazeneuve, qui a assuré qu’elle n’avait pas demandé de réunion d’arbitrage.
Dans la soirée, Matignon a également démenti qu’elle ait demandé un arbitrage : «Le budget de l’Ecologie n’est pas remonté à Matignon contrairement à celui de l’éducation, du travail ou de l’outremer», a-t-on assuré. http://www.liberation.fr/politiques/2013/07/04/batho-se-defend-d-avoir-manque-a-la-solidarite-gouvernementale_915924

Sophie Caillat sur le site rue 89 est un peu dure : "Enfin, Delphine Batho n’avait pas encore perdu les arbitrages sur la fiscalité écologique, et aurait pu sauver la mise. Au lieu de cela, elle a choisi le clash." http://www.rue89.com/2013/07/03/grand-monde-regrettera-suicide-politique-delphine-batho-243904

Pourtant, Arnaud Montebourg, par exemple, est connu pour ses écarts verbaux et il est toujours en place : la frontière entre la rupture de solidarité gouvernementale et la position personnelle d'un ministre est mince. Christine Batho a critiqué ouvertement le budget en termes généraux et sans appel alors qu'il s'agit d'un document élaboré sur le principe du dialogue et qui nécessite l'accord de tous les membres du gouvernement. Le critiquer conduit donc à remettre en cause sa base démocratique. Au contraire, Arnaud Montebourg n'a jamais remis en cause directement le fonctionnement des institutions.

"C'est la question de la cohérence de la politique gouvernementale qui a été posée", a jugé le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius."http://lci.tf1.fr/politique/pourquoi-francois-hollande-a-congedie-delphine-batho-8088222.html


Y a-t-il eu une différence de traitement par rapport à Jérôme Cahuzac ?

Christine Batho le pense :  
"Il y a une différence de traitement qui est profondément injuste", a-t-elle souligné. "Je n'ai pas démérité et je n'ai déshonoré ni la gauche ni les valeurs pour lesquelles je combats, contrairement à Jérôme Cahuzac." http://www.lepoint.fr/politique/eviction-de-batho-matignon-nie-avoir-ete-influence-par-des-lobbies-04-07-2013-1693283_20.php
Ce à quoi le Premier ministre a répondu : "Son éviction est uniquement liée à ses déclarations sur son budget qu'elle a jugé mauvais. Si on estime qu'on a un mauvais budget, on quitte le gouvernement" (l'entourage du Premier ministre à l'AFP).


Un limogeage pour l'exemple ?

C'est la thèse défendue par certains : Delphine Batho serait plus isolée que d'autres ministres et son départ aurait servi d'exemple pour l'avenir.

"Depuis son élection, François Hollande a plusieurs fois été victime de la parole trop libre de ses ministres. Vincent Peillon et Cécile Duflot sur le cannabis en début de quinquennat ou encore Arnaud Montebourg sur le dossier Florange : chaque fois, le chef de l'Etat s'est montré magnanime et n'a pas jugé bon de sanctionner ces ministres. Peu à peu, son autorité a été écornée. Alors, pour éviter qu'elle soit une nouvelle fois contestée, il a pris les devants en congédiant la frondeuse du jour." http://lci.tf1.fr/politique/pourquoi-francois-hollande-a-congedie-delphine-batho-8088222.html

"Delphine Batho pouvait être démissionnée d'autant plus facilement que, s'étant éloignée de Ségolène Royal, elle n'avait aucun poids politique, contrairement à Arnaud Montebourg – expert en écarts de langage –, qui avait rassemblé 17 % des suffrages lors de la primaire socialiste." http://www.leparisien.fr/politique/renvoi-de-delphine-batho-un-budget-de-l-ecologie-vraiment-maltraite-03-07-2013-2951275.php


Delphine Batho affirme que son "limogeage" serait le signe d'un tournant de la rigueur

C'est faux selon le ministre du Budget qui s'est exprimé sur Public Sénat :
"«Il n'y a pas de tournant de la rigueur». Certains journalistes pensent au contraire que l'ex-ministre a vu juste.
Dans Ouest-France, Michel Urvoy note que le départ de la ministre "est aussi un message politique du Président et du Premier ministre à leur majorité, aux autorités européennes et aux bailleurs internationaux qui douteraient de la rigueur annoncée." "Delphine Batho paie une erreur qui la dépasse," conclut-il." http://lci.tf1.fr/politique/pour-la-presse-delphine-batho-paie-une-erreur-qui-la-depasse-8089757.html

"La rapidité avec laquelle le ministre du Budget, Bernard Cazeneuve, est monté au créneau pour réfuter le mot "rigueur" rappelle l’énergie déployée par les responsables socialistes à nier le tournant qu’ils avaient été contraints de prendre en 1983 et qui avait marqué le début de l’ascension du Front national." http://fressoz.blog.lemonde.fr/2013/07/05/francois-hollande-et-lhabit-vert/


La faute aux groupes de pression ?

Delphine Batho a accusé le groupe Vallourec d'avoir provoquer sa chute, ce dont il se défend. Le groupe Total estime également que cette hypothèse ne tient pas la route.

Opposition des industriels ?

"La ministre fait aussi les frais d'un "Batho bashing" des industriels. "Elle a très mal géré le débat national sur la transition énergétique, dont les conclusions sont attendues pour le 18 juillet et qui est devenu un piège à cons pour le gouvernement, confronté à une crise économique majeure. L'exécutif est sensible à la question de la compétitivité des entreprises, liée à notre prix faible de l'électricité", raconte l'un des participants côté patronat. http://www.leparisien.fr/politique/renvoi-de-delphine-batho-un-budget-de-l-ecologie-vraiment-maltraite-03-07-2013-2951275.php

... ou opposition des lobbys du pétrole, de Vallourec en particulier ?

«Que le patron de Vallourec dise que je suis un désastre parce que je fais rempart au gaz de schiste et que je veux réduire la part du nucléaire, c'est une chose, qu'il annonce ma mise à l'écart à l'avance, c'en est une autre. De quelle informations disposait-il pour être si sûr de lui ?»  s'est demandé l'ex-ministre de l'Ecologie lors de sa conférence de presse du 4 juillet .
Alors, y a-t-il eu conflit d'intérêts ? Le groupe Vallourec, interrogé le 4 juillet par Le Monde, confirme que Philippe Crouzet a fortement critiqué au cours d'un dîner privé aux Etats-Unis la manière dont Delphine Batho menait le débat sur la transition énergétique, mais dément qu'il ait évoqué un futur départ du gouvernement. http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/07/04/pourquoi-delphine-batho-cible-le-groupe-vallourec_3442705_3244.html

Il y a eu même un démenti officiel du patron de Vallourec : "Le départ de la ministre Delphine Batho est lié à des considérations politiques qui n’ont rien à voir avec des propos privés sortis de leur contexte de Philippe Crouzet, le président du directoire de Vallourec", a dit à l’AFP son entourage.
http://www.liberation.fr/politiques/2013/07/04/batho-se-defend-d-avoir-manque-a-la-solidarite-gouvernementale_915924

Le président de Total réfute l'idée d'une intervention d'un lobby dans le départ de Delphine Batho...

"Quant à des lobbies qui seraient intervenus, en tout cas moi pas, parler de lobby pour faire partir un ministre, ça me paraît vraiment déplacé et surtout inexistant". "c'est une spécificité française de trouver derrière tout ça des choses extraordinaires comme un problème d'anti-écologie, d'anti-féminisme... Ramenons tout cela à un problème de gouvernement, de ministres et de budget", a-t-il déclaré à des journalistes. http://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/20130706trib000774330/le-pdg-de-total-refute-que-des-lobbies-aient-fait-partir

... tandis que Corinne Lepage s'exprime sur l'existence de lobbies nucléaires et pétroliers en France

"Les lobbies nucléaires et pétroliers sont les plus puissants lobbies de France. Un ministre de l'Environnement affronte aussi ceux de l'industrie agrochimique ou des laboratoires pharmaceutiques, mais ils ne sont pas aussi puissants. Dans notre pays, le nucléaire et l'Etat ne font qu'un. C'est bien ce qui est en train de nous couler sur le plan industriel... Regardez Fessenheim, Henri Proglio (président d'EDF, ndlr) fait tout pour retarder sa fermeture et il y arrive !" http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20130705trib000774232/corinne-lepage-les-lobbies-energetiques-sont-les-plus-puissants.html

Certains journalistes et des ONG expriment leur certitude que l'ancienne ministre s'est fait des ennemis parmi les industriels

"Ce n'est un secret pour personne qu'en défendant des décisions comme la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim ou en s'opposant catégoriquement à toute exploration et exploitation des hydrocarbures de schiste, Mme Batho s'est fait de nombreux opposants dans les rangs des industriels." http://www.rue89.com/rue89-politique/2012/06/22/nicole-bricq-viree-de-lecologie-un-coup-du-lobby-petrolier-233262

"Les déclarations de Delphine Batho posent clairement la question : qui décide en matière d'énergie ? Cela ne semble être ni le gouvernement, ni les citoyens", a aussitôt réagi Greenpeace.
L'ONG a accusé dans un communiqué "les industriels de l'énergie, EDF, Total et autres monuments nationaux", de tirer "les ficelles en coulisse depuis des décennies", et estimé que "le fait qu'ils puissent obtenir la tête de la ministre de l'Ecologie n'est pas surprenant". http://www.goodplanet.info/Contenu/Depeche/Batho-reveille-un-debat-sur-le-poids-des-lobbies-dans-l-energie


On peut remarquer plusieurs choses :

    - le nouveau ministre Philippe Martin est également contre l'exploitation des gaz de schiste comme sa consoeur. Delphine Batho n'a donc pas été écartée pour mettre à la tête du ministère quelqu'un qui serait d'accord pour revenir sur la loi Jacob interdisant l'exploitation du gaz de schiste.

    -  On note plusieurs particularités du calendrier : Un rapport de l'OPECST sur les techniques alternatives à la fracturation hydraulique a été rendu public le 6 juin et la question de la constitutionnalité de la loi Jacob a été renvoyée devant le Conseil Constitutionnel le 12 juillet.
On pourrait évoquer la possibilité que Delphine Batho ait été jugée gênante, étant connue pour sa position stricte anti-gaz de schiste mais c'est une hypothèse tirée par les cheveux car le Conseil Constitutionnel est indépendant à la fois des ministres, du Premier ministre et du Président de la République et donc personne ne peut augurer de ses décisions. Et dans le cas où  la loi Jacob serait cassée, ce serait au gouvernement ou au parlement de proposer une nouvelle loi éventuelle, la position personnelle d'un ministre ayant dans ce cas peu d'importance .
 

Et l'après-Batho ?


C'est l'occasion pour certains journalistes de s'interroger sur le ministère de l'Ecologie, du développement durable et de l'énergie :
Sur le fond, dans Les Echos, David Barroux revient sur "cette mode qui veut que l'on confie à la même personne le soin de gérer l'écologie et l'énergie", ce qui "part d'un bon sentiment", mais, affirme-t-il, "défendre l'écologie, c'est condamner l'énergie". Et de souligner que "profitant du limogeage de Delphine Batho, il aurait été plus logique  que le gouvernement saisisse l'opportunité de disposer sur ces dossiers de deux ministres de plein exercice." http://lci.tf1.fr/politique/pour-la-presse-delphine-batho-paie-une-erreur-qui-la-depasse-8089757.html


Jim Jarrassé, dans le Figaro s'intéresse à la fracture qui existe entre les pro et les anti-gaz de schiste Il distingue deux clans qui ne peuvent pas s'entendre :

- Le clan des «écolos»
Un groupe de ministres prétend que la France doit renoncer une fois pour toutes à l'exploitation des gaz de schiste. Il regroupe notamment les écologistes, Cécile Duflot et Pascal Canfin, et les trois ministres de l'Écologie qui se sont succédés depuis un an.

- Le clan des «réalistes»
Ils estiment qu'au nom de l'indépendance énergétique de la France, de la recherche de la croissance et de la création d'emplois, l'exploitation des gaz de schiste doit être envisagée, une fois résolue la question de la pollution des sols. Ils plaident donc pour que la recherche sur des techniques alternatives à la fracturation hydraulique soit menée à bien, comme le recommandait le rapport Gallois sur la compétitivité. http://www.lefigaro.fr/politique/2013/07/12/01002-20130712ARTFIG00518-gaz-de-schiste-deux-lignes-s-affrontent-au-sein-de-l-executif.php

Il juge enfin que le Premier ministre est plutôt écolo et le Président de la République plutôt réaliste lorsqu'il estime que l'interdiction de toute exploitation pourra être revue si on trouve des moyens de ne pas abîmer la nature.
Cette distinction a été pour le moins fragilisée par les propos très fermes tenus par François Hollande lors de son interview du 14 Juillet : "Tant que je serai président, il n'y aura pas d'exploration de gaz de schiste".