La présidentielle de Messieurs les Sondeurs
Publié le Par Patrick Béguier
Chaque jour, un nouveau sondage nous tombe dessus. Comme un bulletin météo donnant la température prévue pour que nous sachions comment nous habiller. Le problème, c'est que, là, il s'agit de voter. La vie démocratique du pays semble désormais rythmée par les enquêtes d'opinion, avec le concours des médias.
On doit d'abord s'interroger sur la validité des sondages. Certes, il existe une commission qui contrôle, depuis 1977, chaque enquête d'opinion publiée. Un collège composé de magistrats, d'universitaires et de spécialistes de la statistique se réunit en cas de problème. Rassurant !
Mais les sondages ne donnent qu'une photo à l'instant T. Les conditions dans lesquelles ils sont réalisés varient selon les instituts. Difficile souvent de les comparer. Combien de personnes ont été sondées et comment ? Par Internet, en face à face ? Selon quelle méthode sont délivrés les résultats ? Avec quels coefficients de redressement ? Sans oublier les marges d'erreur que les sondeurs admettent sans trop en parler, que les journalistes oublient de rappeler et qui échappent ainsi à la vigilance des citoyens.
Autre problème : l'attitude des sondés eux-mêmes. Par exemple, lors des régionales de juin dernier, les enquêtes d'opinion ont surestimé le score du Rassemblement national. Il y a eu une sous-estimation de l'abstention. Qui peut affirmer aujourd'hui que ces biais seront évités ? Qui est sûr du comportement global du corps électoral dans les cinq mois qui viennent, alors que la pandémie du Covid-19 menace de ressurgir avec l'hiver et que la vie économique et sociale peut connaître de multiples soubresauts ?
Le courage de Ouest-France
Toujours est-il que ce déluge de sondages fausse en partie la vie démocratique du pays. D'abord, parce qu'elle amène les journalistes à commenter des… pourcentages au lieu de se focaliser sur le débat d'idées et d'assumer leur véritable rôle. Beaucoup d'entre eux s'amusent, notamment, à faire des paris sur la course de petits chevaux entre Le Pen et Zemmour. Comme ils sont au coude à coude, c'est amusant ! Merci, Messieurs les Sondeurs !
Plus grave : les politiques eux-mêmes entrent dans le jeu. N'a-t-on pas entendu Robert Ménard, le maire de Béziers, inviter ses "amis" Marine et Éric à attendre les sondages, début 2022, pour savoir qui aura l'avantage, à l'extrême droite, dans les… pourcentages, le second laissant la place au premier ? Un même raisonnement a été entendu dans les rangs de la droite, à un moment où l'affrontement entre Xavier Bertrand et Valérie Pécresse semblait inévitable. Et que voyons aujourd'hui à gauche ? Au nom d'un hypothétique appel à l'unité, certains de ses responsables politiques sont prêts à s'en remettre aux… pourcentages et à exercer une forte pression pour que le mieux placé puisse rassembler les autres sous sa bannière. La seule possibilité pour la gauche d'accéder au second tour… selon les sondages.
Effaré par un tel contexte électoral et très inquiet de ces dérives, François-Xavier Lefranc, rédacteur en chef de Ouest-France, vient d'annoncer que le grand quotidien régional ne réaliserait aucun sondage avant l'élection présidentielle. "L'obsession sondagière empêche les uns et les autres d'écouter la diversité du pays, de ses habitants, de ses territoires. Elle nous berce d'illusions et nous aveugle", observe-t-il dans un édito, après s'être interrogé : "Pourquoi consulter les citoyens alors qu'il est si simple d'attendre les sondages ? Pourquoi se casser la tête à bâtir un programme politique alors que pour quelques milliers d'euros, des sondages vous diront ce qu'attendent les gens ?".
Hélas, ce courage éditorial ne sera pas partagé. Trop de médias refusent que s'arrête la danse des… pourcentages rythmée par les sondeurs.
Patrick Béguier
journaliste et écrivain
Dernier livre paru : "Mer Courage", Geste éditions