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La guerre par d'autres moyens, de Karine Tuil

Publié le  Par Pascal Hébert

Crédit image © Francesca Mantonvani


Qu’est-ce que la vie nous apprend ? Mesurons-nous bien le poids de nos actes et leurs conséquences sur nous-même et les autres ? Dans ce monde perdu et qui semble vouloir aller à sa perte, la nature humaine paraît de plus en plus fragile. Cette fragilité révèle les mauvais penchants des femmes et des hommes toujours avides de pouvoir, de contrôle passant par toutes sortes de domination. C’est ce que l’on découvre dans l’excellent roman "La guerre par d'autres moyens", de Karine Tuil.

La romancière aurait pu se contenter de nous raconter l’histoire de Dan Lehman, ancien président de la République. C’eût été trop simple. Karine Tuil est allée au bout de son sujet en nous ouvrant les univers d’autres acteurs plus ou moins liés à Lehman. Il y a Marianne, son ancienne femme, écrivaine, Hilda, la belle actrice allemande devenue première dame pendant son quinquennat, Léo, sa fille qui aura un rôle particulier dans un espèce de huis clos se jouant également avec un autre triste sire, le réalisateur Romain Nizan.

 

En mettant l’accent sur les fêlures de chacun de ses personnages, Karine Tuil nous ouvre la boîte de tout ce qui fait l’humanité dans le monde de la séduction la moins glorieuse. Après avoir connu le pouvoir, Dan Lehman n’est plus que l’ombre de lui-même. Comment retrouver cette adrénaline liée à la magistrature suprême lorsque son agenda est vide et que les appels téléphoniques deviennent rares ? C’est finalement dans l’alcool que Dan se love et se perd avec, malgré tout, quelques moments de bonheur lorsqu’il voit sa fille, Anna. Hilda a, de son côté, sacrifié sa carrière cinématographique pour se consacrer à plein temps à son rôle de première dame. Mais le couple bat de l’aile et la belle Hilda décide de reprendre sa liberté pour tourner un film adapté d’un roman de... Marianne. Ce film est une épreuve douloureuse pour les acteurs qui subissent la tyrannie de Romain Nizan. Léo, féministe convaincue, tombe amoureuse comme une midinette de Romain. Malgré ses avances appuyées, elle ne conclura pas avec le réalisateur devenu parano. Mélanie, touchante, est une actrice que Romain prend et jette en fonction de ses besoins sexuels. Mère d’un enfant, elle pense que Romain lui offrira un jour sa chance. Mais dans son film, elle ne sera que la doublure corps de Hilda. Marianne, la seule à parler avec le "je" dans ce roman, fait le trait d’union d’une histoire où chacun tombe du plus haut de son âme.


Karine Tuil, dans ce livre, éclaire les parts sombres de chacun d’entre nous dans une société où les hommes doivent bien comprendre que la femme n’est pas un objet. Mais il y a toujours cette zone grise dans certains milieux menés par des prédateurs, manipulateurs, où la séduction alimente un jeu trouble et dangereux avec des limites floues.


Au final, on voit des solo boys et des solo girls s’effondrer dans leur vie et qui attendent qu’on les emmène ailleurs une fois pour toutes.


Pascal Hébert

"La guerre par d'autres moyens", de Karine Tuil. Éditions Gallimard. 381 pages. 22 €.

 

Interview de Karine Tuil


« Je vois autour de moi des gens qui ont de plus en plus de mal à supporter
la brutalité des rapports humains. »


Karine, avec Dan Lehman on entre de plain-pied dans le pouvoir ou tout du moins l’après pouvoir. Y a-t-il une vie pour ces hommes qui ont vécu ce que Boris Johnson nomme « le plus beau job du monde » ?


C’est toute la question du livre ! Que devient Dan Lehman, ancien président de la République après avoir quitté l’Élysée ? Il a sombré dans l’alcool, il est menacé par des affaires judiciaires et son couple n’est plus qu’une façade. On évoque souvent l’exercice de l’État, la vie des présidents à l’Élysée mais rarement ce qui se passe après, quand les chefs d’État perdent le pouvoir, après une défaite notamment. Comment supporter ce vide, ce vertige existentiel, l’ennui même, alors qu’on a connu la frénésie des meetings, l’euphorie de la conquête et de la victoire, la griserie du pouvoir ? Le plus souvent, ils écrivent des livres dans lesquels ils racontent leur passage au pouvoir mais toujours avec une pudeur un peu factice… Je crois que ça reste un sujet tabou, qu’ils ne peuvent pas parler de la solitude et de l’après-pouvoir, de leur sentiment d’inaction après avoir été au cœur de tous les combats, c’est pourquoi j’ai eu l’idée de choisir ce personnage qui utilise son dictaphone, comme le faisait le président Nixon, pour révéler ses pensées les plus secrètes…


Avec Dan Lehman, on voit ô combien changer la vie lorsque l’on est au pouvoir est impossible lorsqu’il dit : « c’est au mieux un ajustement, une correction. » Est-ce que l’on attend trop des hommes politiques ?


Oui, certainement mais cette attente est à la hauteur de nos propres idéaux, nos convictions : il y a l’idée que la politique peut et doit changer le monde ! Donc forcément on est déçus quand les politiques pour lesquels on a milité ou voté n’appliquent pas les programmes qu'ils avaient défendus pendant leur campagne. Lehman est un être seul, désabusé mais sa solitude le rend extrêmement lucide et détaché. Par ailleurs, on attend des politiques qu’ils soient irréprochables et exemplaires. On oublie que ce ne sont que des hommes avec leurs faiblesses, leurs vulnérabilités. Je préfère la notion d’intégrité à celle d’exemplarité à laquelle je ne crois pas vraiment car comme l’écrivait Philip Roth, « la tache est en chacun de nous et le fantasme de pureté, terrifiant. 


Ton livre est marqué par les addictions. Celle de Dan Lehman est liée à l’alcool. C’est le chemin d’un véritable alcoolique que l’on suit au fil des pages. Pourquoi as-tu insisté sur ce fléau ?


Je vois autour de moi des gens qui ont de plus en plus de mal à supporter la brutalité des rapports humains, la précarité économique, la violence de la société. Après le covid, il m’a semblé que l’addiction commençait à se généraliser : alcool, antidépresseurs, drogues, certains cherchent des substances pour tenir. J’ai eu envie de définir un ancien Président, incarnation de l’autorité de l’État et du contrôle, par cette faille qui le rend à la fois humain et attachant. Quand le livre s’ouvre, on apprend qu’il est le père d’une petite fille de trois ans, Anna, sourde et muette. Quelques années plus tôt, il a quitté sa femme, l’écrivaine Marianne Bassani et mère de ses trois enfants pour une femme plus jeune, Hilda Müller, une actrice allemande avec laquelle il a eu cette petite fille à 61 ans. Cette paternité tardive, le regret d’avoir divorcé de sa première femme et la perte du pouvoir ont fait de lui un homme fragilisé. Un homme seul à l’heure du déclin.


Le pouvoir, on le découvre également avec le monde littéraire. Dans ce domaine, il faut également plaire aux éditeurs, se faire remarquer des journalistes. Est-ce qu’il y a de toi dans Marianne qui explique bien ce milieu ?


Il y a de moi sans doute dans tous les personnages mais je ne me confonds jamais totalement avec eux pour la raison que je crée un univers qui leur est personnel. Je travaille les particularités de chacun : leur histoire, leur personnalité, leurs doutes. A travers ce personnage de Marianne, j’avais surtout envie de parler de la condition de la femme de 50 ans et des épreuves auxquelles elle doit faire face. Ce livre peut aussi se lire comme un roman sur les rapports hommes-femmes après MeToo et propose trois grands portraits de femmes : la femme à la cinquantaine confrontée à une forme d’invisibilisation ; l’actrice de 43 ans qui subit une disqualification due à l’âge dans un métier obsédé par la jeunesse et la jeune femme de 24 ans, Léonie, la fille de Lehman et Marianne, engagée dans les combats féministes, ancrée dans notre époque mais qui n’est pas exempte de contradictions.


La grande "famille du cinéma" est bien représentée avec Hilda, l’actrice qui arrive à un tournant de sa carrière avec son âge "avancé" et Mélanie, celle que l’on ne prend que pour son physique et sa liberté sexuelle. Comme dans la chanson, est-ce que cela reste un milieu difficile pour les femmes malgré MeToo ?


Oui, j’en suis convaincue. Je décris même, à travers mes personnages, une forme d’hypocrisie sociale. Toute la fantasmagorie cinématographique tend à changer les codes et les représentations de la femme : c’est très positif mais malheureusement, dans les faits, on est loin de cette égalité de traitement et d’une évolution vraiment notable. Très peu d’actrices après 50 ans parviennent encore à obtenir de grands rôles et seules les plus célèbres d’entre elles ont accès aux meilleurs projets.


Romain, le réalisateur, qui pense soutenir la cause des femmes et qui n’agit pas mieux que ceux qui ont abusé de leur pouvoir pour coucher avec des actrices, est un être complexe malgré son talent. Peut-on séparer le talent d’un réalisateur de ses agissements tordus ?


Les êtres ne sont pas constitués d’un seul bloc mais d’une succession de strates et chacune d’elles représente un élément de leur personnalité. Les réalisateurs sont un peu des chefs d’État, ils dirigent un tournage, des acteurs, des équipes, c’est un travail collectif, il y a beaucoup de tensions, de pression et je crois qu’il serait mensonger de dire que l’on crée sans désir, il y a du conflit et du désir dans toute sphère créative. Romain Nizan subit lui aussi une injonction à la performance – à chaque film, il joue son titre et n’est pas sûr de trouver le financement pour mener le projet à son terme. Tous les personnages du livre subissent une forme d’évaluation permanente et tentent de survivre dans une société qui les met à l’épreuve en permanence.
 

« Les relations amoureuses sont vouées au saccage et à la déception » Explique nous ta pensée ?


Ce n’est pas ma pensée mais celle de certains de mes personnages et en particulier Dan Lehman qui est le plus cynique, le plus détaché. Marianne incarne une forme de lucidité, elle a été quittée après avoir porté son mari au pouvoir. À l’âge de mes protagonistes, on acquiert peut-être une certaine sagesse, il y a de la désillusion, bien sûr, mais elle ne les empêche jamais de croire à un amour possible. C’est sans doute une constante dans mes livres : les personnages ont peur de l’amour, peur de souffrir et pourtant ils finissent tous par y aller parce que je crois que l’on ne peut pas vivre sans être aimé…


« Mon roman essaye de montrer les nouvelles dynamiques de pouvoir »


La discussion sur le féminisme entre Marianne et sa fille Léonie est très intéressante. Comment les jeunes filles vivent le féminisme ?


Je ne voudrais pas généraliser car il y a autant d’avis et de conceptions sur le féminisme que de jeunes femmes mais je remarque néanmoins que la nouvelle génération est plus consciente des nouveaux enjeux et des défis, elle est plus combative dans la lutte pour l’égalité hommes-femmes et le combat contre les violences faites aux femmes. MeToo a vraiment révolutionné la société grâce, en partie, à toutes les femmes qui ont parlé et les plus jeunes qui les ont soutenues et qui ont maintenu le combat. Mais ce qui m’importe, c’est aussi que les hommes, et surtout les plus jeunes, nous accompagnent dans cette redéfinition sociétale. C’est le rôle de la littérature de susciter du débat, du questionnement et de faire évoluer les mentalités afin de retrouver une unité et des liens pacifiés. Léonie est parfois sévère envers sa mère qu’elle trouve trop soumise à son père et Marianne se défend, elle essaye de trouver sa place dans cette nouvelle reconfiguration des rapports. Son parcours est aussi celui d’une libération, d’une forme d’émancipation.


Comment vois-tu aujourd’hui les relations hommes-femmes ?


Il faudrait un livre entier pour répondre à cette question. Mon roman essaye de montrer les nouvelles dynamiques de pouvoir, l’évolution des relations hommes-femmes. Pour Léonie, son père incarne un monde passé, elle le trouve encore trop misogyne mais on comprend, à travers son parcours, que les choses sont aussi complexes pour elle. Elle a du mal à trouver sa place dans cette nouvelle économie du sexe, les sites de rencontres, les réseaux sociaux. Les relations hommes-femmes resteront toujours un espace d’incompréhension et de tensions.


« Le cœur n’est pas seulement une affaire de désir et d’amour mais aussi de domination de pouvoir et de violence. » Ne crois-tu pas que l’amour a un sens plus mystique, plus profond et que c’est là tout le mystère du sexe et de la vie ?


L’amour et le désir restent des espaces qui échappent à tout contrôle. On ne peut pas choisir d’aimer ou de désirer quelqu’un. Ce qui me paraît le plus profond, c’est l’attachement, ce lien très étroit qui se tisse avec le temps, la confiance. Dans le roman, Lehman a cru trouver l’amour et une nouvelle vitalité sexuelle avec une femme plus jeune puis, au bout de quelques années, a compris qu’il avait saccagé une relation authentique, faite de complicité, avec sa première femme. On le voit se débattre pour tenter de reconquérir une femme aimée et je pense que c’est là, dans cette possibilité de la reprise telle que l’avait évoquée Kierkegaard dans son texte éponyme, que se joue tout le mystère de l’amour.


Propos recueillis par Pascal Hébert