Ecluse du Temple, canal Saint-Martin, sur le quai de Jemmapes, il est 9h15. Le soleil pointe le bout de son nez, et commence à inonder de ses rayons le sas de l’écluse. Les réverbérations en feraient presque mal aux yeux. De l’eau coule en aval du canal, un bruit digne d'une chute de torrent en montagne. Un homme d’un certain âge avance, serein, heureux de venir travailler comme chaque matin. Alain Bonhomme porte plutôt bien son nom, toujours souriant, le regard bienveillant. Un homme agréable en somme, un « bonhomme ». Son côté Christopher Lee y est peut-être pour quelque chose.
Il entre dans sa cabine de contrôle, une petite maison en brique donnant sur le canal, simple, vieillie par le temps, et dont la peinture de la porte commence à s’écailler. Tout le contraire de l’intérieur : ordinateurs dernier cri, peinture presque fraîche, sol tout neuf, autant de signes d’une rénovation récente. Dehors, des techniciens de maintenance, aidés par d’autres éclusiers, s’affairent pour mettre en état les lieux.
Ce matin, pas de bateau en vue. En hiver, il y a beaucoup moins de travail qu’en été. Ils sont alors une vingtaine. Il évoque son métier de manière presque mélancolique, paisible. Il vit au fil des saisons. Il est interrompu à l’interphone de son ordinateur par un collègue de l’extérieur. Un problème sur une des écluses. Son collègue lui demande de « baisser les vantelles pour que le personnel de maintenance puisse dévisser les drapeaux ». Il s’exécute et clique sur son ordinateur. Au dehors, on entend, discrètement, les vantelles se baisser.
De nombreux bateaux empruntent l’écluse. « Au tout début de ma carrière en 1983, il y avait beaucoup plus de bateaux pour le fret. Aujourd’hui, ce sont principalement des plaisanciers et des touristes qui empruntent le canal », raconte-t-il.
Un métier en perdition
Une évolution que semble regretter Alain Bonhomme. Sur la totalité des éclusiers du canal Saint-Martin, la moitié ont dû plier bagages avec l’automatisation des écluses en 2012. Même constat sur les autres canaux parisiens. Une situation alarmante qui conduira peut-être à la disparition de ce beau métier, puisque désormais tout est informatisé.« Quand je vis tout ça, c’est affolant, ça s’est fait en quelques mois, l’automatisation », déclare l’ancien décorateur d’intérieur. « Quand ça s’est fait c’était très rapide. Je me disais « seigneur, pourvu que ça ne marche pas », mais non, ça fonctionne quand même».
Le côté authentique du métier à totalement disparu : une réelle déception pour Alain Bonhomme, et sans doute pour la plupart des éclusiers qui ont connu les méthodes manuelles. Mais qu’ont-ils perdu ? Principalement le côté « communication » de la profession. Il n’y a pas si longtemps, quand les écluses étaient encore manuelles, les passants et touristes s’arrêtaient volontiers pour les observer, tels des animaux dans une cage sans barreaux. Ils venaient même parfois discuter avec eux, et parler « boulot ». Une joie pour les éclusiers qui avaient cette réputation de personnes ouvertes au monde, et facilement enclins à la discussion. Puis sont apparues les écluses électriques, commandées toujours de l’extérieur, mais en appuyant sur le bouton d’une console. Il n’y avait plus le côté authentique, mais les discussions restaient. Hélas, depuis peu, avec l’automatisation, les éclusiers sont enfermés dans leur cabine, coupés du monde extérieur. Seuls quelques-uns sortent encore un peu, mais seulement pour vérifier si tout va bien.
Invisibles...
Exit le charme du métier, exit la passion. Les éclusiers sont désormais invisibles. Et d’un point de vue technique, une simplification qui désempare Alain Bonhomme. « Un enfant de 10 ans pourrait prendre ma place », tempête-t-il. Il passe huit heures par jour devant son ordinateur à cliquer sur sa souris pour ouvrir et fermer les écluses. Un désarroi compréhensible. Maintenant, seul une formation suffit pour être éclusier. Pour la forme, il est demandé au candidat d’avoir le bac, et un diplôme spécifique de niveau V (CAP…), ou d’une qualification reconnue équivalente. Il faut, bien évidemment, savoir nager.
Un métier en voie d’extinction ? Il se pourrait bien que oui. A quel moment la profession disparaîtra ? Mystère, même si elle ne disparaîtra pas complètement puisqu’il faudra toujours quelqu’un pour faire en sorte que tout fonctionne correctement. Et tout un corps de métier qui continuera de gonfler, à son échelle, les chiffres du chômage.
De quoi avoir du « vogue » à l’âme !
Laurent Pradal
Etudiant en journalisme (IICP)